John Hubbard Wilson a vécu par et pour Shakespeare, depuis que tout jeune homme il a appris par coeur Roméo et Juliette. Si cela lui a permis de mener une carrière professorale enrichissante, cette passion exigeante l'a aussi éloigné de ses femmes successives, et de son unique fille, Miranda.
C'est peu de temps après avoir pris sa retraite et avoir épousé Sally, une apicultrice divorcée rencontrée sur le tard, que celle-ci se rend compte que les petits trous de mémoire de John sont devenus des gouffres : si partir en vacances avec une valise constituée exclusivement de sous-vêtements semble plus drôle qu'autre chose, oublier d'éteindre le gaz pose des problèmes potentiellement sérieux. Aussi John se retrouve-t'il en institution, ce qu'il accepte pour faire plaisir à Sally, mais sans vraiment comprendre ce dont il s'agit.
Outre son épouse, qui vient autant qu'elle le peut entre ses activités d'apicultrice, une jeune femme vient le voir, qui l'appelle "papa" mais qu'il ne reconnaît pas vraiment. Il n'arrive guère à lui parler, mais parfois des extraits de pièces lui viennent en tête, qui s'appliquent plus ou moins à la conversation en cours.
Dans ce roman, on assiste à la détérioration progressive de ce qui a été un esprit cultivé, et affûté sur le sujet précis de l'oeuvre du grand dramaturge anglais. C'est habilement fait, non seulement par l'intermédiaire des dialogues, qui permettent de se rendre compte de la diminution des capacités d'élaboration de la pensée, et d'élocution, mais aussi par les oeuvres qui occupent ce qui reste de l'esprit de John, Le roi Lear étant la dernière, qui se termine par la folie et la mort.
La relation entre John et Miranda est également bien représentée, entre John qui se souvient par moments d'une petite fille qu'il a tant aimée, le silence blessé interrompu par les disputes entre les deux adultes qu'ils sont à présent, et la façon dont la jeune femme raconte ce qui lui est arrivé qui l'a durablement endommagée, tout en mettant à mal la relation entre eux. Les différentes épouses de John sont des personnages secondaires plus ou moins importants, mais bien caractérisés.
L'autrice explique en fin d'ouvrage sa relation à l'oeuvre de Shakespeare, qui d'une certaine façon la met très loin de son protagoniste, car pour elle c'est un lien avec sa famille, au lieu d'une rupture. J'ai été touchée par la façon sensible dont elle représente une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer, à la fois différente d'elle-même, et en même temps identique dans ce qui est ses fondamentaux : Shakespeare, la vie dans les mots, et son amour pour sa fille. Enfin, si je trouve le titre français, tiré de Shakespeare, approprié d'une certaine façon, j'ai regretté que le merveilleux titre anglais, Still time, ait été impossible à traduire, avec son double sens de "encore temps" et "temps immobile".