Ce sixième tome de la nouvelle intégrale Tif et Tondu aux éditions Dupuis rassemble cinq histoires (quatre albums et un récit de quatre pages) parues à l'origine entre 1968 et 1972 dans les pages du Journal de Spirou. Cette période constitue un tournant dans l'histoire de la série, puisqu'elle voit le départ de son scénariste historique, Rosy. Pour remplacer celui avec qui il collabore depuis treize ans, le dessinateur Will fait appel au prolifique Maurice Tillieux, créateur de Gil Jourdan, Jess Long et autres séries policières populaires. Sous son influence, Tif et Tondu s'ancre dans un semi-réalisme plus sombre et moins humoristique, à mi-chemin entre polar et fantastique.
Cette évolution est visible dès la couverture de L'ombre sans corps, premier récit fourni par Tillieux, où Will semble s'amuser à pasticher La marque jaune d'Edgar P. Jacobs : les deux héros apparaissent devant un mur de briques, dans la nuit londonienne, sous la menace d'un ennemi hors-champ immense et mystérieux... De passage dans la capitale britannique, Tif et Tondu rendent visite à une vieille connaissance, l'inspecteur Ficshusset de Scotland Yard, mais leurs retrouvailles sont perturbées par l'irruption d'un être invisible qui saccage le domicile de Ficshusset avant de s'évanouir dans la nature, non sans avoir laissé un message de menace signé John Fullshoke... un criminel abattu par l'inspecteur un an auparavant ! C'est une histoire entraînante au rythme soutenu, ponctuée de courses-poursuites en voiture haletantes, de quoi pardonner le caractère complètement loufoque de l'explication « scientifique » donnée au mystère de l'ombre sans corps.
Tif et Tondu contre le Cobra voit l'apparition d'un personnage féminin amené à jouer un rôle important dans la suite de la série en la personne de la belle comtesse Amélie d'Yeu, dite « Kiki », dont les charmes ne laissent pas Tif indifférent. Elle cherche à découvrir pourquoi un individu déguisé en cobra s'introduit la nuit dans son château du bord de mer. La résolution de cette énigme amènera les trois compères à affronter toutes sortes de menaces, qu'il s'agisse de la maréchaussée, du personnel d'un asile d'aliénés ou même d'un ptérodactyle vénéré par des hommes-cobras ! Encore une fois, le récit est mené tambour battant et les scènes d'action s'enchaînent à un rythme suffisamment effréné pour ne pas trop s'interroger sur la plausibilité des événements et ne pas trop s'agacer des vagues relents de misogynie paternaliste qu'exsude le personnage de Tif.
Après l'intermède À 33 pas du mystère, petite énigme de 4 pages rondement menée, on arrive sur mon histoire favorite du recueil, Le roc maudit, qui prend place dans un phare dont les gardiens ont une fâcheuse tendance à finir pendus. Accompagnés de Kiki, qui s'est lancée dans une carrière de journaliste, Tif et Tondu vont prendre la relève des défunts dans l'espoir de comprendre comment ces hommes isolés du monde ont pu s'enlever la vie ainsi. C'est un huis clos remarquablement sombre pour le Journal de Spirou de l'époque, avec une intrigue parfaitement maîtrisée de Tillieux (et pour cause, puisqu'il a repris le scénario d'une histoire parue quinze ans auparavant dans un magazine disparu entre-temps) servie à merveille par les crayons de Will.
Le recueil s'achève sur Sorti des abîmes, qui ressemble à bien des égards à L'ombre sans corps. On y retrouve le même décor londonien, l'inspecteur Fixchusset (dont le nom a subi une incompréhensible altération orthographique) et la créature monstrueuse issue d'expériences scientifiques loufoques ayant échappé à leur créateur. Kiki est présente, ce qui pourrait constituer une différence de taille, mais son rôle se résume à être insupportable au début du récit (elle refuse de laisser son chien en quarantaine), irresponsable ensuite (elle décide d'aller le récupérer dans le chenil où il a été emmené) et enfin évanouie dans un lit d'hôpital pendant que Tif et Tondu font le taf. Comme personnage féminin marquant, on repassera. La surenchère est au rendez-vous, avec accidents de bateau à gogo et un final qui culmine avec l'utilisation d'un vieux Stuka de la Seconde Guerre mondiale. Le moins qu'on puisse dire est que c'est distrayant comme du Michael Bay.
Au-delà de la qualité des histoires, cette intégrale est un très bel objet qui met bien en valeur le travail du talentueux Will, ainsi que celui du coloriste Remy Dubois. L'introduction de Bertrand Pissavy-Yvernault, abondamment illustrée, offre une perspective historique bienvenue sur ces albums dans le contexte des carrières de leurs auteurs et plus généralement de l'histoire du Journal de Spirou.