Brun est un agriculteur taiseux, veuf, qui exploite la terre de sa ferme des Soulaillans avec son fils Mo. Les Soulaillans est une terre perdue sur les hauteurs d'un Jura rude et magnifique, une terre que Brun a exploitée, agrandie et qui lui a permis de prospérer et racheter quelques terres aux alentours, faisant de lui un "gros propriétaire". Brun est un agriculteur de l'après-guerre, admirateur de ses confrères américains et convaincu par les gouvernements successifs de l'importance du rendement à tout prix. On leur a dit qu'ils étaient la force qui allait relever la France et Brun les a crus. Mo est un taiseux aussi mais, au contraire de son père, il n'est pas un adepte de la chimie pour produire. Lui, c'est la nature qui le guide, il aime ses terres et ses paysages sauvages du Jura. Alors les deux s'engueulent souvent. Puis un jour Brun va chez son ami médecin qui lui annonce qu'il a une leucémie. Là, il se rend compte que tous les produits qu'il a versés sur ses terres, qu'il a manipulés sans protections, sont sûrement responsables de sa maladie mais aussi de la mort de sa femme d'un cancer il y a quinze ans.
Brun décide de ne rien dire à Mo, il garde ça pour lui, rumine son passé, revoit sa course au rendement pour rembourser les emprunts, à suer sang et eau toute sa vie pour finir comme ça en étant responsable de sa mort et de celle de sa femme. Alors pour donner un futur à son fils, pour ne pas que l'exploitation fasse faillite, il décide d'implanter des éoliennes sur ses terres au grand dam de son fils qui ne comprend pas.
C'est un homme désabusé, qui a perdu toutes ses illusions sur son métier, que nous invite à suivre Éric Fottorino. Un homme qui a suivi les injonctions de son pays, qui s'est vu en sauveur du monde parce qu'il allait le nourrir grâce aux nouvelles techniques et à la chimie, évitant ainsi les aléas de la nature. Brun s'est jeté dans cette course à l'équipement, au rendement, la tête dans le guidon sans regarder sur les côtés ou en arrière. Sans réfléchir aussi à l'utilisation de tous ces produits et leurs conséquences sur la terre et les hommes. Puisqu'on leur en fournissait, cela ne devait pas être si terrible. C'est toute l'histoire de l’agriculture d'après-guerre que nous conte l'auteur, ses espoirs et ses errements surtout, les dégâts irréversibles causés à la terre et aux hommes. Les mensonges racontés aux agriculteurs par les politiques pendant des décennies, on a voulu qu'ils se développent, qu'ils s'agrandissent mais à quel prix ! Par cette histoire, Éric Fottorino dépeint une paysannerie dupée par des politiques agricoles qui changent constamment, qui les forcent à investir sans cesse pour les prendre à la gorge en laissant sur le carreau nombre d'entre eux. De sauveurs, ils sont passés au rôle de massacreur de la nature, et ça la plupart le vivent mal comme Brun. Ils ne comprennent pas ce revirement, car eux aussi sont les dindons de la farce. Ils ont été manipulés, trompés et maintenant on les traite parfois comme des criminels.
L'auteur nous dépeint la fin des exploitations à taille humaine, les plus raisonnables, la fin de ce monde où l'on prenait le pouls de la terre, où les saisons et la météo jouaient un rôle essentiel. Ces campagnes où le bon sens paysan l'emportait, où des siècles de pratiques permettaient d'éviter d'épuiser la terre.
J'ai aimé la dualité entre le père et le fils, l'affrontement de ces hommes avares de paroles, leur dureté mais aussi cet amour féroce pour leur terre, pour la nature sauvage qui les entoure. C'est l’agriculture de maintenant qui vit dans ce roman, partagée entre la nécessité du rendement tout en étant le plus respectueux possible de la terre et des animaux. C'est ce qu'incarne à merveille Mo, fasciné par les paysages autour des Soulaillans, passionné par les plantes, les fleurs et par son envie de respecter ce qui l'entoure pour être en harmonie avec la nature.
Éric Fottorino nous interroge aussi sur les éoliennes, sur cette course effrénée vers cette énergie sensée être propre. Car rarement on nous parle des conséquences néfastes sur les oiseaux et les animaux vivant au sol, sur le bruit et sur le recyclage des composants d'une éolienne. Ce que l'on oublie aussi, ce sont les conséquences sur le sol lors de la phase de construction, et les dégâts irréversibles occasionnés par les tonnes de béton pour les maintenir dans le sol. Je vous invite d'ailleurs à lire la chronique de Natiora du livre de Fabien Bouglé, Éoliennes : la face noire de la transition écologique.
Ce roman est émouvant, surtout lorsque Brun revient sur son passé et les conditions de vie de l'époque, sur sa relation avec sa femme qu'il a aimée profondément. Même s'il est responsable de ce qui lui arrive, on ne peut qu'être touché par cette homme en fin de vie qui se rend compte qu'il a fait fausse route depuis le début. On peut ne pas comprendre son geste de livrer sa terre aux éoliennes, surtout quand on connaît la position de son fils sur le sujet. Mais il faut voir ça comme un geste désespéré d'un père pour que son fils ne finisse pas dans la misère, et aussi comme un paysan qui ne veut pas que le fruit de son travail, et de celui de ses ancêtres, ne finisse entre les mains des banquiers.
L'écriture est belle, toute en finesse, les descriptions des paysages donnent envie d'aller les voir, la mélancolie est omniprésente mais toujours avec une pointe d'espoir même dans les moments les plus difficiles. J'ai aimé cette histoire d'hommes de la terre, ces paysans de peu de paroles qui vivent de la nature dans des conditions souvent difficiles, qui usent leurs corps prématurément, de ces paysans que les politiques agricoles essorent psychologiquement et financièrement. J'ai retrouvé dans ce livre et ses personnages une partie du monde que je connais et qui au bout du compte leur rend hommage.