Les Chroniques de l'Imaginaire

No Limit - Healy, Luke

« Que l’on soit capitaine d’un vaisseau en perdition, couturière Eskimo abandonnée seule sur une île du Grand Nord canadien ou professeur d’université mis au banc pour faute morale, comment survivre à la catastrophe et à l’isolement ? »

C’est dans un roman graphique original sur l’exploration arctique que Luke Healy nous invite à prendre part à un récit d’aventure interconnectant trois histoires se déroulant à des époques différentes mais qui recèlent bien un lien entre elles.

Les deux premières se déroulent au début du XXème siècle, plus précisément lors des expéditions polaires lancées en 1913 et en 1921 par l’ethnologue canadien Vilhjalmur Stefansson. Ce dernier, convaincu que la survie au-delà des villages inuits du Grand Nord est non seulement possible mais qui plus est facile, organise et finance plusieurs voyages scientifiques.

Celui de 1913 cherche à prouver que tout ce dont un individu a besoin pour survivre se trouve à disposition, mais caché sous la glace. Il tourne malheureusement au désastre. Pas découragé pour autant, en 1921, Stefansson recrute à nouveau des membres d’équipage et tente de coloniser un bout de terre, l’île Wrangler, aperçue au large de la banquise.

Bloquée pendant des mois par la glace et les tempêtes de neige, Ada Blackjack, l’unique femme de ce second périple, sera également la seule à en revenir vivante et à pouvoir en témoigner. C’est en partie grâce à la trace écrite de son journal personnel qu’en 2013, Sully, un universitaire du New Hampshire alors en proie à des rumeurs médisantes et spéculatives au sein de son travail, met à profit son temps libre pour entreprendre des recherches et peut-être bien percer à jour les erreurs qui ont été commises.

Quelle claque ! Une succession de péripéties et de drames humains dont clairement personne ne sort indemne, y compris le lecteur. Si le récit m’a semblé un peu décousu à première vue, une fois embarqué à bord des bateaux d’expéditions, tous les morceaux du puzzle s’emboîtent progressivement. 

J’ai quand même dû, je l’avoue, reprendre en entier ma lecture à la fin pour bien tout saisir (les visages et les noms) et remettre en ordre les liens entre les différents personnages. Mais c’est également à cette occasion que j’ai pu pleinement apprécier les dessins et la complexité des jeux de couleurs pastel qui renvoient chacun à une époque bien définie.

Alors oui, la construction du récit est un peu difficile à appréhender, mais une fois que l’on a bien cerné les différentes temporalités, les équipages et l’importance de chaque protagoniste, Healy réussit à mes yeux encore une fois un tour de maître. C’est un tout petit effort de gymnastique mentale qui permet ensuite d’accéder à une histoire fondée sur des événements historiques authentiques greffés à une part de fiction afin de dérouler une réalité narrative que l’auteur a souhaitée davantage accessible pour le grand public.

Pour ma part, c’est la deuxième fois que je succombe à un de ses albums et je trouve que l’auteur a le don de coucher sur papier des histoires inoubliables, qui me suivent et auxquelles je continue régulièrement de penser au cours de mes journées. Celles où vient subtilement se profiler une envie d’évasion, assombrie parfois par les craintes ou le doute d’y arriver. 

Mais justement, tout comme dans Americana, Luke Healy dissèque les fondements introspectifs qui mènent aux décisions, celles prises dans l’urgence, le conflit, la peur ou encore l’isolement. De même qu’il est aussi question du dépassement de soi, de l’appréhension du regard des autres et de l’apprentissage long et laborieux pour s’en détacher. 

À la fois récit initiatique et chronique contemporaine, No Limit est un roman graphique prenant, émouvant et empreint d’humanité. Un de ceux qui méritent vraiment de s’accrocher et de persévérer pour dépasser les premiers paliers de difficultés.