Le quartier de Varosha, dans la ville portuaire de Famagouste à Chypre, est devenu un quartier fantôme depuis l'attaque de l'armée turque en 1974. Les habitants ont été contraints de fuir, laissant Varosha coupé du reste du pays par des barbelés. Un no man's land que les touristes peuvent encore voir depuis la plage, vestige visible du conflit qui divise les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs.
La narratrice, journaliste installée à Chypre qui n'est pas sans rappeler Anaïs Llobet, souhaite écrire sur Varosha mais peine à trouver la base sur laquelle faire dérouler le fil d'une intrigue. Jusqu'à ce qu'elle se lie d'amitié avec Ariana, la serveuse du café dans lequel elle passe de nombreuses heures attablée sur son ordinateur. La jeune femme a immortalisé sur sa peau l'arbre généalogique de sa famille, dont l'histoire est étroitement liée à Varosha. Elle rêve du jour où elle pourra retrouver la maison de ses grands-parents, qu'elle n'a pas eu le temps de connaître. Ni la maison, ni eux...
L'histoire d'Aridné et de Ioannis commence par un coup de cœur. Elle la belle Chypriote turque qui plante son piquet tous les jours sur la plage avec un slogan pacifiste sous les yeux des touristes, Ioannis le chypriote grec qui loue les parasols. Ils se parlent, se rapprochent, finissent par se marier. Entre eux surviennent rapidement les embûches : la famille de Ioannis est réticente avec Aridné, qui pourtant parle à la perfection leur langue et se conforme aux rites familiaux. Mais ses yeux trahissent son caractère de feu. Le meilleur ami de Ioannis, Giorgos, ne va pas tarder à peser sur le couple. Fils d'un entrepreneur fortuné, il fait aux jeunes mariés des cadeaux généreux qui reviennent à les tenir sous sa coupe, redevabilité oblige.
Tout cela s'est passé il y a bien longtemps. Andreas, le père d'Ariana et tenancier du café, n'a guère de souvenir de cette époque, lui que sa tante Eleni a sauvé lors de l'invasion de Varosha et pris sous son aile toutes ces années. Aridné serait partie avec un soldat turc, Ioannis a noyé son chagrin en parcourant le monde... Giorgos, lui, le rescapé de toute cette histoire, traîne encore au café d'Andreas et ses bavardages incessants semblent faire écran pour cacher ce qu'il ne veut pas dire.
Au café de la ville perdue est ce qu'on appelle un roman à tiroirs, qui a des allures de commode. Trois intrigues principales se croisent et se recoupent : la journaliste qui veut écrire son livre, Ariana qui veut retrouver la maison de sa famille, l'histoire de d'Aridné et de Ioannis. Ajoutez des rebondissements dans ces intrigues principales, avec des personnages forts, et vous obtenez un roman foisonnant, si bien construit que tous les rouages prennent place au fil de l'intrigue sans demander au lecteur le moindre effort. C'est fluide et fascinant, avec un dernier quart du roman qui prend aux tripes.
Le roman est aussi réussi car il parvient à reconstituer une atmosphère, celle d'un pays divisé entre deux communautés antagonistes bien obligées de vivre ensemble. A cet égard, la patte journalistique d'Anaïs Llobet ne s'entend que par la documentation disséminée dans les pages. Aucun paragraphe ne suggère que l'écriture relève d'une reporter. De bout en bout, on reste dans la littérature. Une littérature qui enrichit, donne accès à d'autres cultures, d'autres Histoires, en faisant la part belle au romanesque. Superbe !