Les Chroniques de l'Imaginaire

L'oeil du héron - Le Guin, Ursula K.

La planète Victoria a été colonisée en deux vagues, par des Terriens exilés par leur planère d'origine, pour des raisons diamétralement opposées. En effet, la première expédition était constituée de bandits et de puissants, barons d'industrie, de finance ou mafieux, dont le pouvoir devenait excessif. La seconde regroupait tous les Marcheurs de la Paix qui avaient pu entrer dans un seul vaisseau, le dernier à quitter la Terre, sans espoir ni possibilité de retour.

Ils sont restés séparés une fois arrivés, ce qui n'a rien de vraiment surprenant. Les premiers ont créé la Cité, hiérarchiquement organisée jusqu'à l'intérieur de chaque foyer, où l'expression "chef de famille" désignant le mâle aîné de la maisonnée a gardé son plein sens. Zona s'est développée, un peu anarchiquement, quelques kilométres plus loin. Ses habitants cultivent la plus grande part de la nourriture des colonisateurs, ce qui leur conviendrait davantage s'ils obtenaient en échange ce qui leur avait été garanti.

Insatisfaits de cette situation, ils ont envoyé une expédition visant à déterminer si une autre partie de la planète, largement inexplorée une cinquantaine d'années après l'arrivée, aurait les capacités d'être adaptée à l'entretien de la vie humaine. A leur retour, Lev et ses compagnons chantent les mérites d'un endroit qu'ils ont découvert et qui leur paraît parfait. De ce fait, Vera et quelques autres "Zonards" décident d'aller voir les dirigeants de la Cité afin de négocier leur départ. Malheureusement, lesdits dirigeants ne comprennent pas le sens du terme "négocier", et sont convaincus de la faiblesse des pacifistes désarmés avec qui ils partagent la planète, et qu'ils veulent continuer d'utiliser comme esclaves.

Le roman est moins manichéen que cette présentation ne pourrait le laisser supposer. L'opposition entre les deux groupes est certes idéologiquement quasi totale, mais les personnages sont humains, et de ce fait sujets aux sentiments d'amour et de désir de liberté, autant qu'à ceux de colère et désir de domination par tout moyen possible. On le voit notamment avec Luz Marina, fille de Falco, le seul point faible dans l'armure de son père. D'autre part, si une femme est certes incluse dans la délégation de Zona vers la Cité, c'est le seul moment où son éventuel pouvoir politique est reconnu, et elle est la seule dans son cas. A Zona aussi, les décisions sont prises par les hommes.

La réflexion sur les limites de l'action non-violente face à une culture déterminée à faire usage de la force létale pour asseoir ou maintenir une complète domination est en demi-teintes, principalement portée par les personnages de "Zonards" qui négocient avec la Cité. C'est de fait une étrangère à Zona qui devra trouver la troisième voie pour sortir de ce face à face mortifère pour tous.

Ce court roman est plaisant à lire, et on y retrouve des thèmes chers à l'autrice américaine : l'écologie, les rapports homme-femme, le pacifisme plus ou moins lié à l'anarchisme. Il est toutefois moins abouti que ses réussites majeures, qu'il s'agisse de Les dépossédés ou Le nom du monde est Forêt. Je le recommanderais néanmoins pour une première approche de l'auteure et/ou un lectorat plus juvénile.