Les Chroniques de l'Imaginaire

Un pays de fantômes - Killjoy, Margaret

La Borolie est un empire et, comme tout empire qui se respecte, cherche à s'étendre aux dépens de ses voisins. C'est la Vorronie qui vient d'en faire les frais, soumise par les troupes du glorieux général Dolan Wilder. Les frontières de l'empire borolien sont désormais matérialisée par la chaîne des Cerracs, des montagnes sauvages où l'on ne trouve qu'une poignée de petits villages. Les ressources minérales des Cerracs intéressent les industriels boroliens et Wilder se voit confier la tâche de les annexer à leur tour à l'empire. Pour chanter ses mérites, on lui adjoint Dimos Horacki, un journaliste qui n'est pas vraiment en odeur de sainteté à Borol. Charge à lui d'écrire un récit dithyrambique de la conquête des Cerracs, du genre qu'apprécieront les patriotes au pays.

Rien ne se passe pourtant comme prévu. Les glorieux soldats boroliens tombent dans une embuscade dont seul Dimos réchappe, par un heureux concours de circonstances. Il est recueilli par les habitants des montagnes, qui sont bien décidés à défendre chèrement leur liberté. Leur société sans gouvernement ni guère de lois, qu'ils ont baptisée Hron, un ancien mot signifiant « fantôme », est aux antipodes de l'empire borolien militariste et centralisé. Pour Dimos, le dépaysement est total et les ambitions de son pays natal, qui n'avaient rien pour lui plaire à l'origine, lui deviennent profondément haïssables. Pourra-t-il aider les habitants de Hron à préserver leur mode de vie ?

C'est un vrai petit tour de force que réalise Margaret Killjoy avec ce roman. Elle parvient en moins de trois cents pages à brosser le portrait d'une société alternative et à raconter une histoire prenante, sans que l'un de ces deux aspects soit négligé par rapport à l'autre. Son protagoniste est un homme aux émotions complexes, qui ne peut s'empêcher de ressentir un certain attachement pour son pays natal, quand bien même il est conscient des horribles inégalités qui y règnent. Son séjour dans les Cerracs le met directement aux prises avec les pires aspects du colonialisme et de la guerre et il est tout à fait compréhensible de le voir ouvert aux arguments des habitants de Hron. Ces derniers sont eux aussi bien campés et non dénués de contradictions, aussi bien les uns avec les autres qu'avec eux-mêmes, ce qui les rend plus crédibles et humains.

Dimos nous sert ainsi d'avatar et c'est à ses côtés que l'on découvre les singularités de la société de Hron. Le plus souvent, ce qui est surprenant pour lui l'est pour nous aussi et c'est le prétexte à des descriptions ou des dialogues qui ne sonnent jamais forcés. Le récit est d'une grande fluidité, le style tour à tour lyrique et percutant, et les scènes d'action sont suffisamment présentes pour rythmer ce qui aurait pu risquer de n'être qu'un pensum philosophique. La brièveté du livre contribue également à éviter la lassitude. Hron a tout de l'utopie anarchiste, mais il y subsiste suffisamment de dissensions et d’ambiguïtés pour la rendre crédible, à travers notamment la ville de Karak qui représente le foyer des individualistes les plus forcenés.

Bref, comme Patrick K. Dewdney, auteur d'une préface aussi dithyrambique que dispensable, j'ai adoré Un pays de fantômes et vous le recommande chaudement. On est bien en manque de modèles de société alternatifs aujourd'hui et celui que présente Margaret Killjoy a de quoi séduire, surtout avec sa présentation aux petits oignons.