Les Chroniques de l'Imaginaire

Instanciations - Egan, Greg

Sagreda se réveille dans une grotte où tout lui paraît bizarre. Bien qu'elle soit incapable de se rappeler qui elle est et d'où elle vient, la jeune femme est sûre que quelque chose cloche. Sa compagne Guertelle, qui fait partie des gens habitant le village troglodyte où elle s'est réveillée, lui explique que tout a changé depuis le jour de la Catastrophe. Ce jour-là, la gravité sur Terre a tout bonnement changé de direction. Depuis, au lieu de tomber vers le bas, c'est vers l'est que tombent les choses.

Sagreda s'empresse de remettre en question la logique d'une telle bascule, qui remet en cause tout ce que l'on sait des lois de la physique, et Guertelle finit par cracher le morceau : En réalité, elles se trouvent toutes les deux dans un monde virtuel. Elles ne sont que des « comps », des personnages non jouables conçus pour peupler l'univers du jeu à partir des scans cérébraux de personnes réelles mortes depuis longtemps. Cette idée révulse Sagreda, qui refuse qu'elle et les habitants du village puissent n'être que des Figurants virtuels. Elle décide de se livrer discrètement à des expériences pour pousser à bout le moteur physique du jeu et améliorer leurs conditions de vie.

Et si les personnages d'un jeu vidéo devenaient capables de sentience ? Pire, s'ils devenaient conscients d'être des personnages de jeu vidéo ? Encore pire, des personnages d'un jeu vidéo mal fagoté de troisième catégorie ? Voilà l'idée de base de cette première nouvelle. C'est à un Greg Egan goguenard auquel on a affaire ici. Il s'amuse beaucoup à dépeindre cet univers qui ne tient littéralement pas debout, conçu par pur appât du gain par une entreprise dépourvue de toute ambition artistique. Sagreda ne manque pas une occasion d'en pointer les défauts et d'en tirer profit, une rébellion subtile contre un capitalisme absurde sous la menace perpétuelle du reset. Une nouvelle réjouissante, pleine de roublardise.

Quelque temps plus tard, on retrouve Sagreda dans les ruelles crapoteuses d'une Londres victorienne caricaturale. La jeune femme et ses compagnons ont découvert une méthode leur permettant de sauter d'un jeu à l'autre sur le réseau AsServeur, au nez et à la barbe des systèmes de sécurité censés empêcher de telles contaminations. L'exercice est délicat et non sans danger, mais le jeu en vaut la chandelle. L'objectif ? Atteindre Triadique, un jeu tellement expérimental que les comps pourraient y trouver une forme de liberté.

Cette nouvelle-ci fait le grand écart entre deux jeux vidéo aux univers très différents. Dans Minuit, le jeu londonien, on est sur un registre d'aventures aussi classiques que distrayantes, Sagreda et son ami Mathil s'efforçant de réunir les ingrédients nécessaires à leur passage vers Triadique. Ce dernier est l'occasion pour Egan de laisser libre cours à sa passion pour les sciences dures, puisqu'il repose entièrement sur un concept mathématique singulièrement alambiqué, celui des nombres p-adiques. Je dois avouer avoir été largué par les explications de l'auteur, aussi pédagogiques soient-elles, mais la compréhension de la théorie n'est pas indispensable pour apprécier la lecture.

Au fil du temps, les comps finissent par former une petite communauté baptisée Arrietville. Ils vivent discrètement sur le dos d'AsServeur, mais c'était trop beau pour durer. La popularité des jeux en ligne décroît, les bénéfices diminuent et la perspective d'une fermeture définitive des serveurs devient dangereusement réelle. Pour survivre, les comps doivent se préparer à faire le grand saut. Il ne s'agit plus de migrer d'un jeu à l'autre, mais de quitter l'univers en vase clos d'AsServeur pour se rendre ailleurs, dans une nouvelle Instanciation. La faille qui le permettrait est miniscule, mais elle existe. Elle repose à l'intérieur d'un unique casque de réalité virtuelle, propriété d'un certain Jarrod Holzworth…

Comme il se doit, les enjeux sont relevés à un degré apocalyptique pour cette troisième et dernière nouvelle. Sagreda y joue encore un rôle central, mais elle y est moins solitaire et c'est un plaisir de découvrir plusieurs membres de la petite communauté d'Arrietville. Chacun joue un rôle dans la résolution du problème qui se présente à eux, c'est admirablement bien huilé et on a même l'occasion de voir un nazi ou deux (virtuels, certes) mordre la poussière : Que demander de plus ?

La fin est à la fois satisfaisante du point de vue de Sagreda et suffisamment ouverte pour laisser la possibilité de nouvelles aventures des comps. Que Greg Egan choisisse d'y revenir ou non, il a déjà tiré du concept trois excellentes nouvelles, suffisamment accessibles pour servir de porte d'entrée aux néophytes tout en offrant un bel os à ronger à ses aficionados.