Les Chroniques de l'Imaginaire

Les yeux fermés - Martin, Héloïse & Magontier, Baptiste & Lussy, Valentine (de)

Les grands-parents d’Émilie, jeune actrice installée à Paris, fêtent leurs cinquante ans de mariage. L’anniversaire donne l’occasion à toute la famille de se retrouver dans leur maison perdue au fin fond de la montagne.

Grandes tablées, baignades en rivière, jeux de société, le week-end s’annonce plutôt bien. Et si le retour du loup inquiète les éleveurs de brebis et les habitants du hameau, rien ne pourrait gâcher la joie de ces retrouvailles familiales.

Pourtant, le loup n’est pas toujours celui que l’on croit et il faudrait parfois davantage se méfier de certains nuisibles, plus dangereux et plus proches. C’est ce que l’on comprend rapidement en voyant le trouble et la colère ressentis par Émilie à l’arrivée d’un des convives.

Ses souvenirs d’enfance et des agressions sexuelles qu’elle a subies remontent à la surface et la plongent dans une profonde incompréhension. Comment cet homme, pédo-criminel reconnu et déjà condamné par la justice, a-t-il pu être invité à prendre part à ces quelques jours d’intimité familiale ?

Pour Émilie (et la lectrice que je suis), le voir côtoyer et partager des jeux avec les enfants présents est tout bonnement inacceptable. Et c’est d’autant plus rageant que son entourage continue de faire comme si de rien n’était.

Elle va alors, tant bien que mal, essayer de confronter ses proches afin qu’ils ouvrent les yeux sur la violence de la situation et, par la force des choses, les amener à faire un choix. Qui veulent-ils garder à leur côté : la victime ou le bourreau ?

Dans ce huis clos oppressant mais bouleversant, la douceur des traits et des couleurs contrastent vivement avec la gravité des faits relatés implicitement suggérés, alternant entre ellipses et ombres menaçantes. 

Si l’histoire est inspirée du vécu et des souvenirs personnels de la co-scénariste Héloïse Martin, les personnages présentés dans cet album demeurent eux totalement fictionnels. Ce qui n’enlève cependant rien aux sévices subis, ni au traumatisme de l’inceste, encore plus quand s’ajoute l’indifférence, voire pire, la minimisation de la parole de la victime par les propres membres de sa famille.

Comment peut-on encore trouver des excuses aux prédateurs et rejeter la faute sur les victimes de violences sexuelles ? Le plus ignoble, au fil des pages, est de constater que le sujet demeure inlassablement tabou dans notre société. Comme le montre la réaction de la tante d’Émilie qui prononce en toute quiétude cette phrase infâme : « Comme par hasard, elle nous ressort ça quand c’est la mode chez les actrices d’avoir son petit scandale sexuel perso. »

Tout simplement révoltant (et écœurant) ! Il est plus que grand temps que la honte et la peur changent de camp et j’espère fortement que la lecture de cet album participera, à son humble échelle, à une prise de conscience collective de façon à libérer la parole pour briser cette omerta et ne plus garder Les yeux fermés sur un sujet bien ancré dans la réalité de nos sociétés.