Les Chroniques de l'Imaginaire

Passage de l'Odéon - Murat, Laure

Pendant un tiers du siècle dernier à Paris, deux librairies ont existé rue de l'Odéon, quasiment en face l'une de l'autre.

De 1915 à 1951, La Maison des Amis des Livres, fondée et dirigée par Adrienne Monnier, a été le rendez-vous des écrivains et des poètes, le foyer de la vie littéraire de la rive gauche, jouant un rôle comparable à celui que tenaient les salons littéraires de la rive droite. Elle a également publié des revues, et des ouvrages, notamment la traduction française d'Ulysse, de James Joyce, en 1929. Elle a prêté des livres, en a vendu, a hébergé des conférences, a joué un rôle important d'intermédiaires entre écrivains confirmés et aspirants auteurs, et en un mot a beaucoup fait pour la culture française.

Créée en 1919 par Sylvia Beach, Shakespeare and Company était dès l'origine destinée à diffuser la littérature de langue anglaise en France. Cette aventure est indissociable de l'histoire de la publication d'Ulysses, de Joyce, en version originale anglaise, en 1921-1922. En effet, une tentative précédente aux Etats-Unis s'était soldée par une condamnation des éditrices potentielles, et une interdiction de l'ouvrage.

Dans cet ouvrage aussi documenté que ceux que j'avais déjà eu le plaisir de lire, Laure Murat évoque des décennies de vie culturelle parisienne, tout en exposant la généalogie d'un chef-d'oeuvre et de sa traduction en français. Elle le fait non pas de façon chronologique, mais thématique, en consacrant du temps non seulement aux rapports entre les libraires et leurs clients et auteurs, mais entre elles. La réflexion sur le métier de libraire et d'éditeur m'a beaucoup intéressée, en insistant sur leur fonction d'intermédiaires, de "passeuses", de points de contact vitaux, sans qui la culture et ceux et celles qui la font ne pourraient exister.

J'ai trouvé habilement rédigés les chapitres portant sur le féminisme, dans lequel Sylvia Beach se reconnaissait, et s'était engagée très jeune, et sur le genre. Celui-ci rappelle que les homosexuel.les d'il y a un siècle risquaient beaucoup à faire leur "coming out", et qu'en tant que commerçantes ces deux femmes étaient supposées ne pas afficher leur liaison, même si tout le monde en était conscient. En effet, même si des personnalités (aristocrates, artistes...) pouvaient ouvertement vivre leur homosexualité, c'était tout différent pour le reste de la population.

L'ouvrage, réédité avec une préface de l'autrice vingt ans après sa première publication, est sans nul doute important pour qui souhaite en savoir davantage sur la vie culturelle parisienne de cette époque. Il est parfaitement documenté, avec des notes de bas de page informatives sans être pesantes, une chronologie et un index de personnages fort utiles en fin d'ouvrage, ainsi qu'une bibliographie impressionnante, pour ceux et celles qui voudraient aller plus loin.