Qu'il fait bon vivre dans l'État Unique, sous l'autorité éclairée du glorieux Bienfaiteur ! Quelle merveilleuse société, régie par les lois invariables de la logique ! Chacun de ses habitants sait ce qu'il doit faire à tout moment pour contribuer à l'effort commun : travailler, se nourrir, se reposer, procréer, tout est réglé comme du papier à musique et tout (hormis le sexe) s'effectue sous l’œil vigilant des Gardiens, à qui rien n'échappe dans ce monde où murs, toits et plafonds sont faits de verre. Les arts n'existent plus que pour louer l'État et la science, pour le parfaire.
Scientifique émérite, Д-503 est responsable de la construction de l'INTÉGRALE, un vaisseau spatial qui doit permettre à l'État Unique d'essaimer dans le reste de l'univers. Comme tout le monde, il est voué corps et âme à l'État Unique. Les mathématiques sont sa spécialité et son unique manière d'appréhender le monde. Sa petite vie bien ordonnée bascule le jour où il rencontre I-330, aussi séduisante que mystérieuse. Son esprit bien ordonné ne sait plus à quel saint se vouer, les règles lui apparaissent soudain absurdes et il se sent soudain bien proche des anciens humains, avec leurs émotions envahissantes et leur individualisme incompréhensible.
Nous, anciennement paru en français sous le titre Nous autres, fait partie des textes fondateurs du genre dystopique. Écrit au début des années 1920, il connaît une histoire éditoriale tortueuse (la traductrice Véronique Patte la retrace brièvement dans sa note introductive) qui ne l'empêche pas d'inspirer George Orwell pour son 1984 ou Aldous Huxley pour son Meilleur des mondes. Contrairement à ces deux sujets britanniques, Evgueni Zamiatine a directement connu l'autoritarisme et le totalitarisme, puisqu'il a vécu dans la Russie des tsars avant de connaître les premiers temps de l'Union soviétique.
Il s'en distingue également par son style très allusif et sensuel, avec une ponctuation exubérante, des métaphores omniprésentes et de grandes envolées lyriques. Cela rend parfois son propos difficile à suivre, mais il est facile de se laisser emporter par le poésie du texte et le contraste avec la personnalité excessivement cartésienne et rigide de Д-503 est amusant. Le récit retrace son évolution progressive de citoyen modèle à rebelle contre le système, avec moult hésitations, incertitudes et revirements. Ses émotions fluctuent à un rythme effréné, piégé qu'il est entre la névrose engendrée par une société sans intimité ni individualité et l'amour incommensurable qu'il ressent pour I-330. Les descriptions de son corps et de leurs ébats sont quasiment érotiques, bien loin de ce qu'on peut trouver chez Orwell ou même Huxley.
L'État Unique n'a rien à envier à l'Eurasia de 1984. C'est un univers entièrement artificiel d'où toute nature a été bannie et où les individus ne sont plus que les rouages d'une immense machine. Leur bonheur est censé être perpétuel, mais bien entendu, ce n'est pas le cas et les déviances sont courantes et brutalement réprimées par la torture, puis l'exécution publique. Zamiatine se fait sardonique lorsque Д-503 compare défavorablement les démocraties du vingtième siècle à sa société « idéale ». La manière dont il prédit certaines évolutions technologiques a quelque chose de terrifiant : cette société où l'État surveille constamment les faits et gestes de chaque individu, n'est-ce pas celle dont rêvent les chantres de la vidéosurveillance permanente ? Et comment ne pas penser à Chat-GPT et consorts lorsqu'il décrit un engin permettant à n'importe qui de composer des sonates sans la moindre connaissance en musique ?
Cette édition comprend également Seul, première nouvelle publiée d'Evgueni Zamiatine. On y retrouve un narrateur aliéné en la personne de l'étudiant Belov, arrêté pour raisons politiques et incarcéré. Depuis sa cellule, il parvient à communiquer avec un autre détenu par l'entremise d'un tuyau. La folie le guette, mais il garde espoir en pensant à ses idéaux révolutionnaires, partagés avec sa belle camarade Liolka. Ses émois sont l'objet de descriptions tout aussi fleuries que dans Nous, voire davantage. Cela confirme que Zamiatine n'est pas de ces écrivains qu'on peut lire d'un œil distrait : pour bien le comprendre, il faut se concentrer sur ce qu'il dit, tant la manière qu'il a de le dire est chantournée. Bien que ce soit un prosateur, il faut sans doute avoir un penchant pour la poésie afin de bien l'apprécier.