Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, quelques philologues britanniques se lancent dans un défi d'ampleur : la compilation d'un dictionnaire de la langue anglaise. Chapeauté par l'excentrique James Murray, ce projet prend forme dans la ville universitaire d'Oxford, où une petite équipe de spécialistes travaille à la rédaction des définitions devant constituer ce dictionnaire. Ils reçoivent régulièrement des lettres du monde entier dans lesquelles des bénévoles leur fournissent des mots, exemples à l'appui, dont il s'agit de décider s'ils peuvent ou non être immortalisés dans les pages de ce que l'on appellera bientôt The Oxford English Dictionary.
C'est l'univers dans lequel baigne Esme depuis qu'elle est toute petite. Son père, qui l'élève seul depuis la mort de sa mère, fait partie des employés du docteur Murray. Esme sait à peine lire qu'elle se passionne déjà pour les mots, et tout particulièrement ceux qui ne semblent pas intéresser beaucoup les rédacteurs (exclusivement masculins, cela va de soi) du Dictionnaire. Après avoir recueilli par hasard la fiche du mot « bonne à tout faire », Esme entame une entreprise lexicographique de son cru. C'est une tâche qui va l'occuper toute sa vie et qui sera alimentée par toutes sortes de rencontres, de Lizzie la servante qui l'élève comme sa fille à Hilda l'actrice émancipée et ardente suffragette en passant par Gareth, le doux ouvrier typographe.
La collectionneuse de mots oubliés, c'est l'histoire d'une vie. On y accompagne Esme de sa plus tendre enfance, assise sur les genoux de son Da adoré, jusqu'à la fin de son travail pour le Dictionnaire, en 1915, alors qu'elle est dans la trentaine. Ce sont des années riches en émotions pour la petite fille qui devient peu à peu une femme, des inquiétudes et incompréhensions de l'enfance aux chagrins et douleurs de l'âge adulte. Son existence n'est pas difficile, comme elle s'en rend compte elle-même en la comparant à celle de Lizzie, bonne à tout faire, confidente, servante et amie, mais elle n'est pas non plus parfaite. La plume de Pip Williams s'adapte à merveille aux différents âges d'Esme et brosse sur un ton doux-amer le portrait d'une femme complexe dans une société qui ne l'est pas moins.
Le roman prend place à une époque charnière de l'histoire britannique et s'intéresse tout particulièrement à deux événements : le mouvement des suffragettes et la Première Guerre mondiale. Dans les deux cas, Esme est davantage confrontée à leurs conséquences que directement impliquée, mais cela ne veut pas dire pour autant qu'elle est passive. Ses relations avec les personnes qui sont directement impliquées (Hilda et Gareth respectivement) sont profondes et souvent émouvantes. En fait, les personnages qui entourent Esme sont tous campés avec un talent certain, qu'il s'agisse d'individus qui ne font que brièvement croiser sa route ou de gens qui l'accompagnent de longues années. C'est particulièrement le cas des femmes, avec Lizzie bien sûr, Hilda, l'excentrique tante Edith, la gouailleuse Mabel O'Shaughnessy ou Megan l'inconnue. Parler de roman féministe n'est en ce sens pas usurpé.
L'amour des mots et de la langue anglaise est aussi au cœur du livre et j'ai beaucoup aimé la plongée dans l'univers (authentique !) des lexicographes d'Oxford, dont le grand sérieux n'est pas toujours un obstacle à la fantaisie, voire à la tendresse. C'est l'occasion de souligner l'excellent travail de la traductrice Odile Demange, qui a pesé avec soin ses mots pour bien rendre les nuances du texte original. Il contribue à faire de La collectionneuse de mots oubliés une excellente lecture, de celles qui vous accompagnent longtemps après la dernière page.