Ce numéro de la revue a plusieurs particularités : d'abord, il fait partie des manifestations organisées par l'équipe de la revue pour fêter son cinquantième anniversaire, et donc il est surnuméraire, et gratuit pour les abonné.es ; enfin, il est plus épais que le numéro "standard" de la revue, alors même qu'il ne contient que des fictions, d'auteurs et autrices qui ont tous déjà publié dans la revue, et qui pour certain.es ont été lauréat.es du prix Solaris. Tout cela le singularise, et en fait une lecture particulièrement excitante. Qu'on en juge !
Dessus dessous, de Sylvie Bérard : Dans cette ville où les légumes sont cultivés dans les fermes verticales que sont devenues les anciennes tours, Ambre et Elod aiment Haley Mitsui. Jusqu'au moment où Séverine Locke, la reine des bas-fonds, croise le regard d'Elod. Cette nouvelle à l'écriture efficace décrit un univers post-catastrophe crédible, au croisement de la science-fiction et de l'horreur.
Les Zovenis reviendront, d'Alain Bergeron : Le capitaine regrette le temps où son travail de flic était plus simple, sans niti ni zovenis. Une autre nouvelle fort plaisante à lire que ce texte plein d'humour, entre conspirationnisme et SF.
Souvenirs immergés, de Josée Bérubé : Le mari de Flora Dumont s'est noyé. Mais elle a entendu sa voix au bord du cenote que l'équipe et elle explorent. Juan ne veut pas entendre parler de ces délires mystiques, et ne descend à son tour, seul, que pour faire un relevé de la faune et de la flore présentes dans la cavité. J'ai beaucoup aimé cette belle nouvelle qui utilise habilement la culture maya comme trame de fond pour ces thèmes lourds que sont le deuil et la persistance des liens après un décès. J'y ai vu une allusion à la théorie très controversée de la mémoire de l'eau, mais je ne sais pas si c'était dans les intentions de l'autrice.
Ge Hong est en quarantaine, de Geneviève Blouin : L'une des stations installées sur Europe est en quarantaine, mais c'est dans une autre qu'est situé le labo de recherche de Frédérique. Il semble toutefois que pour les responsables son utilité ne se limite pas à ses recherches : toute femme doit participer au projet de re-création des aliens. Une nouvelle très habile à la fois dans l'évocation de l'intime des personnages, et dans celle de l'univers où ils évoluent, et qui fait d'autant plus froid dans le dos en présentant les enjeux possibles, et les conséquences, de l'externalisation de la gestation.
Hublots, de Claude Bolduc : Il est dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme. Mais que se passe-t'il quand on meurt ? L'écriture de cette nouvelle entre fantastique et horreur est originale, mais je l'ai pour ma part trouvée longuette.
La cinquième phase, de Philippe-Aubert Côté : Adam est en panne d'inspiration, et ce n'est pas le moment.Son équipe et lui doivent présenter leur projet pour la parade des finissants de leur école de design de mode. Mais Julien l'a quitté, et de plus Adam est hanté par des rêves récurrents où des crânes-claqueurs, monstres insectoïdes, chassent les humains. J'ai beaucoup aimé cette superbe histoire fantastique où l'on retrouve la belle écriture, le style et l'imagination originale de l'auteur.
Le moulin à fructifier le temps, ou L'indiscrétion du cycle menstruel, de Luc Dagenais : Adalba est furieuse que son employeuse et amoureuse lui ait menti quant à la fonction de la nouvelle machine installée au moulin. Elle lui explique qu'à cause de la machine des femmes, en plus de tomber enceintes à cause d'un cycle décalé, sont mortes d'épuisement. Une autre excellente histoire, originale et à l'écriture virtuose, par l'auteur de la très justement primée La déferlante des mères, sur une machine à jouer avec le temps dans un univers steampunk de révolution industrielle et de capitalisme triomphant, avec tout ce que cela suppose de sexisme et d'ignorance du corps.
Le parfum de mille fleurs décomposées, de Frédérick Durand : Louis est obsédé par Jade, qui est obsédée par la mort. Ce texte original décrit à merveille la progression d'une emprise, mais la fin m'a laissée sur ma faim.
Juliette remémorée en double, d'Eric Gauthier : Le narrateur vit très mal d'être "habité" par ce raté de Sylvain Bélisle, d'autant qu'il redoute d'avoir plus en commun avec lui qu'on ne le penserait a priori. Et puis il y a Juliette... Voilà une passionnante histoire, fort originale, ce qui n'a rien de surprenant pour les familiers de l'auteur, avec une réflexion sous-jacente sur la façon dont les gens peuvent changer, et dont on n'en voit souvent qu'une seule facette.
Satan est une dissociation lente, d'Ariane Gélinas : Les quatre personnes qui composent le groupe secret sont "logis" de Satan, de plus en plus chaque jour. J'avoue être totalement imperméable à l'horreur, et plus encore sur son versant satanique, mais l'écriture est superbe.
L'oeil noir, de Patrick Senécal : Même si ça ne l'intéresse pas tant que ça, Manon décide d'aller voir l'éclipse solaire totale depuis le parc le plus proche, où elle sait retrouver au moins l'un de ses voisins. Mais elle a un choc inattendu. Ce très beau texte fantastique se signale par sa progression parfaitement maîtrisée, comme une écriture qui frôle le gore sans jamais y tomber, et la finesse psychologique des personnages, remarquable au vu de la taille de la nouvelle.
Au café des reconstitutions, de Jean-Louis Trudel : Une partie de plus en plus importante de la population veut la disparition des cafés où sont "reconstitués", brièvement, les êtres chers. Aziz ne comprend pas pourquoi : après tout, ce sont des clones animés par une IA. La version moderne des marionnettes. Non ? Ce beau texte habile, à l'écriture recherchée et prégnante, interroge l'attachement au passé, mais aussi, bien sûr, l'éthique du clonage et, par voie de conséquence, ce qui fait de chacun de nous qui il est.
On l'aura peut-être remarqué, ce recueil de douze nouvelles est d'une homogénéité remarquable, si l'on songe que la moitié a pour thème, ou pour point de départ, la mort et tout ce qui la concerne. Signe des temps ? Peut-être, c'est à chacun.e de s'interroger, mais ce serait dommage de le faire sans les avoir lus, car je ne doute pas que chaque lecteur ou lectrice trouvera son bonheur dans cette lecture.