Les Chroniques de l'Imaginaire

Salon de beauté - Zuttion, Quentin

Au salon de beauté Beauty Fish!, Jeshua, Isai et Alex s'attellent tous les jours à mettre en valeur les femmes. Elles se laissent chouchouter entre les mains de ces trois hommes travestis, qui maîtrisent à merveille la coloration, l'utilisation des huiles et savent trouver la couleur de rouge à lèvres qui leur siéra le mieux. Le soir venu, les trois amis filent au parc gagner leur vie d'une autre façon, en s'occupant parfois des maris de celles dont ils se sont occupés la journée.

C'est Jeshua qui tient le salon, au milieu de ses aquariums remplis de poissons colorés. Mais un jour, il surprend un poisson se faire manger par les autres. Peut-être était-il malade et dans sa faiblesse, ses congénères en ont profité pour l'attaquer. Il s'agit sans doute d'un cas isolé mais si la maladie s'avère contagieuse, il sera toujours temps d'écarter les poissons malades pour éviter la contamination.

Jolie métaphore trouvée par l'écrivain Mario Bellatin pour parler du SIDA, maladie qui s'est répandue dans la communauté homosexuelle masculine et n'est jamais citée dans le roman, pas plus que dans l'adaptation qu'en propose Quentin Zuttion. Cela commence par un bruit, une rumeur, une maladie qui commencerait à s'étendre. Et elle atteint Alex, dont le corps se pare de taches.

Avec la poésie qui le caractérise, Quentin Zuttion métamorphose ces stigmates de la maladie en écailles de poisson. Des taches chatoyantes qui s'étendent sur les corps et les magnifient en dépit de l'idée de la mort qu'ils portent. Face à l'épidémie qui frappe sa communauté, à une époque où l'homosexualité était encore synonyme de marginalité, de stigmatisation et de solitude, Jeshua décide de transformer son salon de beauté en lieu d'accueil pour ces malades qui n'ont personne pour s'occuper d'eux. Eux qui sont voués à la mort et que les médecins refusent de soigner, les installant dans un mouroir à l'écart, sans lien social, Jeshua les prend sous son aile, pour qu'ils puissent vivre leurs derniers jours auprès des leurs, dans la bienveillance.

A travers cette histoire bouleversante, l'album met en lumière le sentiment d'abandon et d'isolement vécu par les homosexuels pendant les années SIDA. Il y a tout d'abord le quotidien qui n'est que compromis, maladie ou pas. On peut se travestir en femme dans le salon, dans le parc si on ne croise pas les flics, mais faire le chemin entre les deux sans s'habiller en homme est impensable. Trop dangereux. Viktor, le fils d'une cliente, incarne bien cette ligne de crête. Il se sait homosexuel, sa mère s'en doute, mais cela reste un tabou entre eux et quelque chose qui les séparera toujours. Être homosexuel dans les années 90 signifie rester à la marge, inévitablement.

C'est très beau ce que Quentin Zuttion a fait de ce roman. C'est puissant, émouvant, et drapé d'un esthétisme sublime. La couverture est à l'image de ce qu'on trouve dans l'album. Un univers aquatique, aux tons bleu et orange. Cela allège la noirceur tragique du propos sans la neutraliser. Précision nécessaire, les lecteurs doivent être avertis des scènes explicites qui peuvent gêner certains. Il serait dommage toutefois de se priver d'une telle lecture lorsqu'il suffit de sauter quelques cases si besoin.

Quentin Zuttion a décidément un talent immense qu'il sait développer à travers des histoires magnifiques et touchantes, et sait mettre en avant les corps d'une façon qui lui est propre. C'est une lecture poignante, portée par des planches superbes, qui dégagent des émotions fortes. Une adaptation qui donne très envie de découvrir à la suite le roman de Mario Bellatin, pour ne pas quitter trop vite cet exceptionnel salon de beauté...