En 2022, François-Henri Désérable entreprend de suivre le périple accompli dans les années cinquante par Nicolas Bouvier, auteur du livre L'usage du monde, devenu un classique du récit de voyage. Alors qu'il se trouve déjà dans l'avion, il reçoit un coup de fil du ministère des affaires étrangères, tenu au courant des allées et venues de ses ressortissants dans les zones de danger. L'appel ne donne pas le choix : il faut renoncer à ce voyage. L'auteur regarde autour de lui. Sur ce vol, il est le seul Occidental, indice révélateur. Mais déjà l'avion décolle. Il est trop tard. Alea jacta est !
Grâce à une carte retraçant son parcours, nous pouvons suivre le voyage de l'auteur étape après étape. Il commence évidemment par Téhéran, puis se rend dans le grand désert salé, bifurque jusqu'à Chiraz, tente sa chance aux portes du Pakistan, au Balouchistan, là où même les Iraniens ont peur d'aller. Les Iraniens ont peur partout à vrai dire, car les Gardiens de la révolution à la solde du guide et chef de l'Iran Khamenei font régner la terreur. François-Henri Désérable assiste pourtant à ces démonstrations de courage, d'un cri hurlé dans la nuit "mort au dictateur", repris en écho à divers endroits de la ville. Les Iraniens révoltés sont légion mais le pouvoir injuste et répressif les empêche de s'organiser et de renverser le pouvoir.
Pourtant, depuis la mort atroce de Mahsa Amini, cette jeune fille battue à mort par les policiers car son voile ne couvrait pas assez ses cheveux, les manifestations et mouvements spontanés éclosent pour se disperser aussitôt. Ces évènements brefs sont trop fugaces pour révolutionner le pays mais suffisamment bruyants pour ébranler la confiance des autorités, qui en profitent pour resserrer l'étau et mettre en prison à tort et à travers n'importe quel citoyen au moindre prétexte.
La dimension politique est nécessairement omniprésente puisqu'elle pervertit les relations. Tout le monde se méfie de tout le monde, a peur, est bridé. Dans ce pays, les femmes n'ont pas le droit de montrer leurs cheveux, ni de danser. Les interdits sont plus nombreux que les droits, surtout pour les femmes qui sont comme toujours les éternelles sacrifiées des régimes autoritaires.
Mais les rencontres de François-Henri Désérable nous amènent aussi à mieux connaître la culture iranienne. Pas forcément sa gastronomie, puisque du matin au soir, on ne lui propose que des kebabs. Mais il y a notamment cette étrange coutume qu'on appelle le ta'arôf, un ensemble de règles de politesse exagérées qui consiste à faire des ronds de jambe de part et d'autre sans que ni l'un ni l'autre parti soit sincère. L'auteur illustre cette coutume de manière fort savoureuse.
François-Henri Désérable tord aussi le cou à quelques idées reçues au sujet des Iraniens. Les Iraniens ne détestent pas les États-Unis contrairement à ce qui est communément pensé. Et lors d'une rencontre sportive, ils auront tendance à soutenir les yankees plutôt qu'une équipe qui a serré la main du chef suprême honni. Autre fait autrement plus intéressant, l'Iran n'est pas à feu et à sang, contrairement à ce que les informations et journalistes ont laissé penser (d'ailleurs, l'auteur s'est rendu compte qu'un journaliste qui narrait par le menu les évènements en Iran le faisait depuis son bureau parisien). On pouvait tout à fait entendre l'agitation et les cris "mort au dictateur" tout en étant tranquillement attablé dans un café deux rues plus loin.
C'est pour toutes ces anecdotes et pour la réalité saisie sur le vif que ce récit est si passionnant. Il donne à voir l'Iran dans toute sa dimension, capté par le regard objectif et l'humour corrosif de François-Henri Désérable. Il ne dénature en aucun cas la situation politique déplorable de laquelle le pays souffre mais il parvient à garder une distance et un humour qui rendent l'immersion respirable. On ressent toute la détresse du peuple et sa peur ; on ressent aussi la pugnacité des femmes, la soumission factice des hommes, la générosité des rencontres de tous horizons.
Pour qui aime les récits de voyage, les belles plumes et/ou veut en savoir plus sur l'Iran sans se lancer dans un document savant et soporifique, cet ouvrage est une petite merveille. Je me suis régalée de bout en bout !