Les Chroniques de l'Imaginaire

Beren et Lúthien - Tolkien, J.R.R. & Lee, Alan

Au cœur du Beleriand, dans l'Ouest de la Terre du Milieu, se trouve le royaume sylvestre de Doriath, gouverné par le roi Thingol et la reine Melian. Leur fille Lúthien y danse de temps immémorial dans ses paisibles clairières fleuries. Tout change lorsque Beren, hors-la-loi fuyant les troupes de Morgoth, le Seigneur des Ténèbres, franchit les frontières de ce royaume caché. Beren est un homme, et jamais mortel n'avait posé le pied en Doriath avant lui.

Dès que Beren aperçoit Lúthien, c'est le coup de foudre. Il est réciproque, mais pour Thingol, il est hors de question que sa fille épouse un simple mortel. Avant de consentir à leur union, il impose à Beren une impossible quête : récupérer un Silmaril, l'un des trois grands joyaux des Elfes sertis dans la couronne du Seigneur des Ténèbres. Beren relève le défi et part seul vers Angband, la forteresse inexpugnable de Morgoth.

L'histoire de Beren et Lúthien fait partie des mythes fondateurs de la Terre du Milieu. C'est l'une des premières que J.R.R. Tolkien a couchées sur le papier, dès la fin des années 1910, et il n'a cessé de la réécrire d'une manière ou d'une autre, en prose ou en vers, tout au long de sa vie. Chose rare pour lui, elle comportait un fort élément autobiographique, la danse de Lúthien dans les bois lui ayant été inspirée par celle de sa femme Edith. On peut aussi voir dans les épreuves que subit Beren pour gagner sa main un écho des difficultés rencontrées pendant qu'il courtisait sa future épouse. Leur pierre tombale porte ainsi les noms de Beren et Lúthien en plus des leurs.

Malgré son importance dans l'œuvre de Tolkien, cette histoire ne fait pas partie de celles qu'on associe spontanément à son nom. Le Seigneur des anneaux ne l'évoque que brièvement dans un poème chanté par Aragorn et dans ses appendices, deux passages que la majorité du lectorat aura tendance à sauter. Pour la découvrir dans son intégralité, il faut avoir le courage de se plonger dans le Silmarillion, un ouvrage dont le caractère hermétique est notoire, et même ainsi, elle n'en constitue qu'un chapitre qui se lit comme le résumé d'un récit plus grandiose.

Du moins, c'était le cas avant que Christopher Tolkien, fils et exécuteur littéraire de son père, ne décide en 2017 d'assembler un livre entièrement consacré à Beren et Lúthien, comme il l'avait fait quelques années plus tôt avec les Enfants de Húrin. Cependant, il n'existe pas de version de l'histoire des deux amants qui soit à la fois tardive et à peu près complète, contrairement à celle de Túrin. Le présent livre adopte donc une forme assez différente des Enfants et se rapproche davantage des tomes de l'Histoire de la Terre du Milieu, en présentant successivement les différentes strates du développement de l'histoire accompagnées d'un commentaire explicatif de Christopher.

Le livre s'ouvre sur la seule version du récit qui soit à la fois achevée et détaillée : le Conte de Tinúviel, déjà paru dans le Second livre des Contes perdus (aucun des textes de Tolkien figurant ici n'est inédit). C'est une œuvre de jeunesse qui date de l'époque où Tolkien, fasciné par l'œuvre de William Morris et n'ayant pas encore trouvé sa propre voix, s'efforçait d'imiter son style archaïsant à la syntaxe torturée. La traduction d'Adam Tolkien (le fils de Christopher) rend à la perfection ces tournures de phrase alambiquées, mais la lecture en est d'autant plus ardue. On y discerne pourtant déjà aussi bien le souffle épique des meilleurs passages du Seigneur des anneaux que l'humour si anglais du Hobbit. C'est sans doute une bonne chose que Tevildo, le maléfique seigneur des chats au service de Morgoth, ait fini par être remplacé par Sauron, mais les passages où il apparaît comptent quand même parmi les passages les plus gouleyants du Conte.

Le reste du livre se compose de fragments tirés des différentes versions de la Quenta Silmarillion rédigées jusqu'aux années 1930. Christopher Tolkien s'en tient judicieusement aux passages qui marquent une évolution substantielle du récit vis-à-vis de la base que constitue le Conte de Tinúviel. Il intègre tout aussi judicieusement de longs extraits du Lai de Leithian, une version en vers de l'histoire qui témoigne du grand talent de poète de Tolkien et que l'on peut lire dans son intégralité dans Les Lais du Beleriand. La traduction en octosyllabes rimés d'Elen Riot offre une variation agréable, quoique nécessairement différente, sur la musicalité des vers allitératifs originaux.

Dans l'ensemble, je me demande dans quelle mesure Beren et Lúthien accomplit son objectif. C'est indubitablement une bonne chose de donner un coup de projecteur sur une histoire qui était si importante aux yeux de son auteur, et il est tout aussi louable de la part de Christopher Tolkien de ne pas avoir succombé à la facilité en essayant d'en rédiger lui-même une version « propre » ; d'autres héritiers littéraires n'ont pas autant de scrupules. Mais le résultat est un ouvrage assez singulier, davantage une collection de fragments qu'un roman en bonne et due forme comme pouvait l'être les Enfants de Húrin. Je ne suis pas sûr que les gens que rebute la complexité du Silmarillion y trouveront leur compte, mais je ne peux que les encourager à essayer.