Un enfant d'une dizaine d'année accompagne parfois son père à quelque distance de chez lui. Tandis que le père bricole sa voiture, le garçon joue dans un bac à sable, face au grillage qui sépare leur parcelle de sa voisine. Leur terrain n'a rien d'original, semblable à la plupart de ceux de cette zone pavillonnaire de la banlieue parisienne, mais ce n'est pas le cas derrière le grillage : il s'y trouve un verger à moitié abandonné, entre les branches duquel se dressent des statues.
Aux yeux de l'enfant, cet endroit est spécial, un peu magique. Est-ce sa présence en ce lieu qui fait naître en lui le gout de l'imaginaire ? Peut-être. Quelques dizaines d'années plus tard, devenu libraire et éditeur d'imaginaire, Xavier Vernet a une idée un peu folle : faire de ce souvenir d'enfance le point de départ d'un projet éditorial, un cycle de novellas. Des textes écrits librement par leurs auteurs, avec comme contrainte d'intégrer le lieu du souvenir dans leur histoire, celle-ci devant également respecter une taille fixe (111 111 signes). Voici donc les trois novellas de ce premier tome d'une série qui ne fait que commencer.
C'est Guillaume Chamanadjian qui ouvre le bal avec NoirPunk, qui nous plonge dans un univers cyberpunk. Il s'agit d'un futur proche déprimant, résultat d'un hyper-capitalisme combiné à une crise énergétique. Les gens n'ont plus d'emploi, plus d'argent, plus de viande à mettre dans leur assiette et plus de médecin pour les soigner. Chacun entretient soigneusement son petit panneau solaire, échangeant quelques kilowatts contre de la précieuse cryptomonnaie. Myriam, informaticienne, ne s'en tire guère mieux que les autres ; elle échappe à la réalité en peaufinant longuement les détails d'un jardin virtuel, de l'art-thérapie qui lui fait du bien.
Impossible de vous en dire plus sans vous en dire trop. Difficile au début de voir où l'auteur nous emmène dans ce qui s'apparente à une enquête policière tout en suivant le quotidien désillusionné d'une punk devenue adulte. Pourtant, au fur et à mesure de l'avancée du récit, on ne peut qu'être impressionné par l'habileté de l'auteur. Tout s'assemble à la perfection. C'est fort, c'est percutant. Une parfaite entrée en matière pour ce recueil.
On reste dans le futur mais en post-apo avec CANT de luvan. L'affaissement du Moho a engendré des rifts vertigineux. En bas, dans les vallées sombres, subsistent de modestes colonies qui ont survécu à la catastrophe, puis aux épidémies et guerres qui ont suivi. En haut, au-delà des dangereuses parois verticales et des nuages de brume, se dresse le plateau. Là vivent quelques poignées d'originaux insensibles au mal des montagnes : ermites, religieux, survivalistes... On y trouve également les kkaayehs cantistes.
Le Cant. Un phrase collective lithique, intraduisible en langage labial, malgré les tentatives de certains de les transcrire en calligrammes puis d'extrapoler ceux-ci en poèmes labiaux. Les sculptures des cantistes leur viennent du plus profond de leur cœur. Un message limpide pour eux, incompréhensible pour le commun des mortels.
Je ne connaissais luvan que de nom, mais les échos que j'avais eus sur ses productions m'avaient donné l'impression de lectures aussi travaillées qu'exigeantes. Comme attendu, ce n'est pas une lecture facile. L'autrice est érudite, elle semble passionnée par la linguistique. Dès le premier paragraphe, le lecteur est noyé sous une avalanche de mots inconnus. Dans le deuxième, des explications, mêlant mots savants et mots inventés à un rythme si rapide qu'on renonce à tout comprendre. Peut-être est-ce le but : le langage employé est aussi cryptique que les phrases lithiques du Cant. La suite s'enchaîne pareillement, plus ou moins accessible en fonction du narrateur du moment : la fondatrice du Cant, d'autres locuteurs cantistes, une poétesse... J'avoue que si l'idée derrière ce texte m'a séduite, et si j'ai apprécié sa conclusion bien pensée, la forme laborieuse m'a empêchée de le goûter entièrement. Je suis pourtant persuadée que cette novella est celle des trois qui me marquera le plus durablement.
Cyberpunk encore avec Kawaakari de Sébastien Juillard qui nous emmène cette fois au Japon, à Tokyo. Ayame est une Chimérique, une post-humaine conçue artificiellement par une société de bio-ingénierie. Comme tous ses semblables, elle a été produite à partir d'un original dont elle partage l'empreinte neurale, mais pas la mémoire. Pourtant, un grain de sable s'est fiché dans les rouages, et elle a retrouvé peu à peu quelques souvenirs. Tout en essayant de se cacher de la multinationale dont elle s'est échappée, elle essaie de remonter la piste de ce passé qui est le sien sans l'être tout à fait et qui la lie à des personnes qui ont vécu parfois longtemps avant elle.
Ce texte explore les questions d'identité et de mémoire. Là encore, il va falloir s'accrocher un peu pour en comprendre tous les tenants et aboutissants, mais cela en vaut la peine. C'est le genre de lecture qui donne envie de relire une deuxième fois quand on arrive au bout de la première passe, pour mieux apprécier l'assemblage global. L'histoire est bien ficelée, les interrogations pertinentes.
Au final, le pari est réussi. On découvre trois textes très différents, dans des univers qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, mais avec le fil rouge de ce jardin qui a été exploité par chaque auteur à sa façon.
Tant qu'à être fou... Autant faire les choses à fond ! Le projet dépasse la simple dimension littéraire. Le recueil sera illustré par des artistes différents pour chaque novella : des collages de Lise L., des dessins de Lia Vesperale et des têtes de chapitre d'Elvire de Cock. La couverture est quand à elle l'œuvre d'Arnaud S. Maniak. Une sculpture, une pièce unique de Florian Sohard, accompagne également la parution de ce premier volume. N'hésitez pas à aller jeter un oeil !