Les Chroniques de l'Imaginaire

Aatea - Faure, Anouck

Enatak a répondu trop tard à l'appel de Kanume. Trop tard pour Aatea, en tout cas : il n'a pas de filament, il n'en aura jamais. Cela fait de lui un navigateur, un serviteur, un eunuque en butte à d'autant plus d'humiliations et de cruauté qu'il est le fils de la souveraine. Il fait avec, grâce à l'aide d'Atura, une grand-tante par alliance qui l'a élevé comme l'aurait fait une grand-mère. Elle lui a raconté ses voyages d'exploration dans la Nuée, et il rêve de suivre ses traces. Ce n'est pas possible, bien sûr.

Un jour qu'il accompagne une expédition de récupération de ressources, un ensemble d'imprudences et de stupidité de la part de ses supérieurs fait de lui le seul survivant, abandonné sur un rocher par le peuple nomade qui a interrompu l'expédition. Sauvé miraculeusement, il est ramené à Enatak, mais la punition qui lui est infligée est insupportable pour lui : devoir définitivement renoncer à la Nuée, appartenir encore plus étroitement à Orua, alors même qu'Atura meurt ? Impossible, inacceptable. Il prend le bateau monocoque d'Atura et part, en espérant atteindre ces Roches dont elle lui a tant parlé.

Le monde créé ici par cette autrice talentueuse est riche, vivant, ondoyant. Océanique, sans doute, mais où tout respire et s'entremêle, où on ne peut se fier à aucun relief, aucune côte dans la Nuée car tout s'y déplace, à commencer par ces racines qui sont celles des îles, et qui empoisonnent les humains sans-filament, ceux qui ne leur appartiennent pas. Les peuples qui y vivent sont variés aussi, chacun avec ses castes, ses hiérarchies, aucun où son héros, Aatea, puisse vraiment trouver sa place.

Le monde physique et les mondes sociaux se répondent, y compris sur le plan géographique, avec ces plans d'eau superposés. Le voyage d'Aatea vers de moins en moins d'oppression le portera aussi du bord d'un lagon, cet espèce d'entre-deux où il est cantonné par sa nature, à ce qui passerait pour de la terre ferme dans un autre univers, un endroit stable, où il est possible de se tenir debout, et d'élever un enfant.

Si le langage est étendu et parfois lyrique, on retrouve ces qualités dans les illustrations intérieures, également de la main d'Anouck Faure, avec leurs paysages fondus et leurs humains aux traits puissants. La réflexion sur la hiérarchisation, apparente ou pas, des sociétés, sur leurs structures de pouvoir et les façons dont celles-ci se manifestent est bien mise en scène. Les personnages n'en deviennent pas manichéens pour autant, mais prennent une épaisseur, une humanité touchante. C'est très habilement fait, et on s'attache à eux.

En somme, une oeuvre puissante et originale, à la fin superbe, et avec un ton et un style que je serai certainement ravie d'explorer à nouveau dans l'avenir.