Les Chroniques de l'Imaginaire

Lettres à une Noire - Ega, Françoise

En 1962, Françoise Ega vit à Marseille, avec son mari et ses cinq enfants. Elle a quarante-deux ans et des rêves d'écriture plein la tête. La réalité est tout autre. Son mari travaille mais les fins de mois sont difficiles. Il aimerait que son épouse reste à la maison mais elle sait qu'un salaire de plus ne ferait pas de mal, d'autant que c'est une femme active, pleine de ressources, engagée dans son quartier et qui n'a pas peur de se retrousser les manches.

Elle a aussi une ambition sous-jacente : se documenter sur ce que vivent ses consœurs antillaises femmes de ménage. A cette époque, il y a le cliché de l'antillaise travailleuse, une main-d’œuvre bon marché corvéable qu'on n'a pas besoin d'appeler par son prénom puisqu'il suffit de l'appeler Renée comme sa prédécesseure, cela fera bien l'affaire. Françoise, dite Mamega, trouve là matière à écrire ses lettres à Carolina, une interlocutrice qui ne la lira jamais mais qui est une Brésilienne noire qui a osé écrire sur sa condition dans son pays. C'est à elle que Françoise s'adresse mois après mois.

Avec ses lettres, elle apporte le témoignage de ce que c'est que de vivre dans cette époque quand on est Français de seconde zone. De nombreuses Antillaises viennent d'ailleurs en métropole pour toucher les allocations familiales, qui ne leur sont pas accordées dans leurs îles. Elle raconte ce que c'est que de travailler pour ces blanches qui font trimer leur bonne sans leur accorder un verre d'eau, qui trouvent des stratagèmes pour ne pas payer toutes les heures dues ; qui abusent de leur pouvoir, tout simplement.

Dans le même temps, Mamega raconte ce roman qu'elle écrit sur le bout de table de la cuisine pendant que les enfants apprennent leur leçons. Elle nous parle avec une tendresse pour le moins étonnante de la consternation de son mari qui considère que ses écritures ne sont que fantaisies vaines. Pour autant, on sent qu'il est comme ses enfants, curieux de connaître la suite de son roman. Ses fils et filles qui rient et réclament la suite sont son meilleur public. Ce n'est pas faute d'essayer de trouver moyen d'être publiée, mais le chemin est tortueux, il faut connaître les bonnes portes et avoir un peu de chance. Pourtant, comme le souligne Daniel Pennac dans sa préface, "Et je tombe sur un écrivain".

Françoise Ega a beau ne pas avoir le profil type, elle a le don d'écrire. Ses Lettres à une Noire se lisent avec un plaisir véritable. Elle livre ses pensées, les banalités de la routine, les évènements exceptionnels, les anecdotes drôles, sa lassitude des corvées ménagères et son épuisement à vendre des épices à la foire avec le même flot naturel saisissant d'authenticité.  Elle fait de son quotidien de la littérature. Et par la littérature, elle se fait voix de toutes ces femmes qui ont travaillé dur dans l'indifférence générale.

Un témoignage exceptionnel remis à l'honneur par cette nouvelle édition Folio que je vous recommande chaudement.