Quand Thor raconte à Iarnsaxa, sa compagne, qu'il a rêvé sa propre mort, elle décide immédiatement de l'empêcher. Et s'il faut pour cela lutter contre le destin lui-même, elle le fera ! Être séparée de Thor lui serait insupportable. Pendant ce temps, sur notre Terre où le dieu crucifié gagne de plus en plus de terrain sur les anciens dieux, la scalde Jorunn arrache sa lance à une Walkyrie en espérant ainsi pouvoir sauver son amante Hervor, qui fait partie des vaincus de la bataille de Clontarf. Si la lance n'empêchera pas Hervor de mourir dans ses bras, elle pourra néanmoins lui servir de guide vers l'autre monde, vers la Valhalle, afin au moins de pouvoir dire adieu. C'est en tout cas la faveur que lui a accordée Freyja, la déesse de l'amour et de la guerre.
Le chant désespéré de Jorunn, et ses larmes abondantes, éteignent les flammes du Bifröst, le pont de feu qui protège le monde des dieux. Heimdall, son gardien, la laisse passer, grâce à l'aide de Iarnsaxa et Thor, qui se trouvaient là en compagnie de Ratatosk, l'écureuil gardien d'Yggdrasil, l'arbre monde. Thor explique que seul Odin, son père, peut autoriser Jorunn à se rendre en Valhalle afin de rencontrer Hervor, et tous quatre prennent le chemin d'Asgard. Ils ne le savent pas encore, mais c'est le premier pas sur le chemin qui les mènera, d'un monde à l'autre, jusqu'au Ragnarök.
Ce roman s'articule principalement autour de deux couples condamnés : Thor s'attend à mourir, même si Iarnsaxa en refuse l'idée, et Hervor est déjà morte alors que Jorunn est toujours en vie. Cela permet à l'auteur d'explorer les différentes facettes du deuil et plus généralement du rapport à la mort, celle à venir et celle déjà survenue. Toutes les péripéties de l'histoire ont un lien avec la mort, ainsi tout ce qui concerne Loki, et son rapport à son père et à son frère, a pour origine la mort de Baldr, son frère aîné, qu'il a causée.
Le décor crépusculaire d'un monde en train de finir, lui aussi, reflète les émotions des personnages. C'est un monde glacé et vide, où un quatuor, ou un trio, disparate d'êtres d'espèces différentes se soutient, chacun perdant ses forces, et se reprenant, à tour de rôle. C'est certes un ressort dramatique très connu, mais il est bien utilisé, et il fonctionne bien. Les personnages secondaires que sont les parents de Iarnsaxa, ou la fille de Loki, comme ces animaux mythiques que sont Sleipnir ou Fenrir, pour ne citer qu'eux, sont bien campés et leur présence complète l'évocation du contexte.
Que l'on connaisse déjà la mythologie nordique ou pas, le roman réussit à merveille à donner une vie personnelle, et une profondeur, à ces dieux souvent réduits à des caricatures : Thor le dieu-guerrier au marteau, Odin le père des dieux, Loki le tricheur... Sans compter que, comme toujours avec Del Socorro, il y a au moins autant de personnages féminins que de personnages masculins, notamment trois des quatre protagonistes principaux, mais aussi Freyja ou Hel. Dans cette mythologie saturée de testostérone, ça change tout... fort agréablement pour la lectrice que je suis. Même si l'auteur prend des libertés de détail avec l'ordre des évènements fixé par la légende, ceux-ci ont lieu comme il était écrit, et sont bien insérés dans la quête des personnages du roman.
L'histoire ne s'arrête pas à la bataille elle-même, puissamment racontée, mais rappelle que le Ragnarök, dans la mythologie qui l'a créé, sera suivi d'une renaissance. En ce sens, ce roman au rythme vif est plus optimiste qu'il n'y paraîtrait a priori. En tout cas, l'auteur y souligne l'importance de la solidarité, de la compréhension inter-espèces, de la protection de la nature, représentée par Yggdrasil et tous ceux qu'il abrite, et au premier chef de l'amour. En ces temps sombres, ces rappels sont bienvenus, et c'est une lecture plaisante.