Anyanwu est guérisseuse : en affinant de plus en plus la connaissance de son propre corps, elle a appris non seulement à le changer mais à y secréter des substances pouvant guérir, des antivenins, par exemple. C'est ainsi qu'elle est un membre important de la communauté qu'elle a contribué à créer, et où vivent ses enfants et petits-enfants. Doro lui fait peur et la révulse : la façon qu'il a de voler leur corps et leur vie aux autres pour prolonger la sienne la scandalise. Elle accepte de le suivre pour protéger son village, et profitera du voyage pour apprendre à devenir un dauphin.
C'est en Afrique de l'Ouest à la fin du XVIIe siècle que Doro découvre Anyanwu, une femme qui semble, comme lui, immortelle, dotée de pouvoirs étonnants, même s'ils sont tout différents des siens. Il décide immédiatement qu'elle doit lui appartenir : il la convainc, par un chantage sur ses descendants, de le suivre en Amérique, et de lui donner des enfants. Peu de temps après leur arrivée dans le village créé par Doro pour des humains aux dons spéciaux, qu'il regroupe pour les développer par un programme d'accouplements, Doro repart après avoir convaincu Anyanwu d'accepter d'épouser son fils, Isaac.
L'affrontement entre les deux visions du monde et de l'humanité que représentent Doro et Anyanwu est le principal moteur d'action dans ce roman. Doro existe depuis plus de trois mille ans, pendant lesquels il a pris l'habitude d'être considéré comme un dieu, et de voir s'accomplir toutes ses volontés. Ainsi, il a décidé de créer une race supérieure d'êtres humains, télépathes et éventuellement immortels comme lui, dont il pourra utiliser les corps quand il en aura besoin. Comme n'importe quel esclavagiste, il ne prend pas du tout en considération les sentiments ni les désirs de son "bétail", qu'il n'hésite d'ailleurs pas à tuer en fin de "vie utile".
Anyanwu, pour sa part, connaît et respecte le prix de la vie, et sait entretenir autant les liens que les personnes elles-mêmes. Dès qu'elle le peut, elle s'entoure d'autres humains. Pendant le siècle où elle réussira à se cacher de Doro, elle créera, elle aussi, une communauté, mais de façon totalement différente de celle de Doro. Il est de ce fait peu surprenant que sa découverte par Doro en signe la fin, car elle était incompatible avec lui.
Ce roman peut sans doute être lu comme féministe en ce qu'il met en scène une femme forte représentée dans sa lutte, avec ses propres armes non négligeables, contre la domination d'un homme puissant et d'une société qui le favorise. On peut aussi le lire comme appartenant au courant de l'afro-futurisme, de par la culture africaine d'origine de son héroïne. Même s'il a été écrit il y a plus de quarante ans, il garde toute son actualité : outre la façon dont il dépeint une histoire des noirs américains en parallèle de celle des blancs de l'époque, on peut par exemple voir en Anyanwu la figure des opprimé.es de notre temps et de tous les autres, ceux et celles qui résistent à la domination, fût-ce sans espoir.
Outre les protagonistes principaux, il est animé de personnages secondaires forts et attachants, comme par exemple Isaac et Luisa. L'autrice met bien en relief la façon dont le comportement de Doro est malsain, et même pour lui en ce qu'il l'enfonce dans sa solitude. Il lui interdit également d'évoluer véritablement : là où Anyanwu continue d'apprendre, notamment les nouvelles connaissances médicales pour pouvoir protéger et soigner plus efficacement son entourage, lui poursuit sa propre route comme il l'a toujours fait, sans s'intéresser à grand-chose ni à personne.
Avec sa double appartenance à la science-fiction et au fantastique, c'est une lecture passionnante d'un roman qui n'a pas pris une ride et démontre, s'il en était besoin, le talent de son auteure.