Vingt ans après la naissance houleuse de la Commune de New York, une ancienne travailleuse du sexe raconte l'expérience de sa participation à la prise du marché de Hunts Point, qui a mené à l'organisation de la distribution de nourriture à un nombre énorme de New-Yorkais.e.s. D'autres participant.e.s à des évènements-clés de cet évènement historique sont interviewé.e.s par Eman Abdelhadi ou M.E. O'Brien. Bien sûr, New York est au centre de ces entretiens, puisque le sous-titre du livre est Une histoire orale de la Commune de New York, mais certaines interventions ont un cadre plus large, dans ce qui était les Etats-Unis, et dans le reste du monde.
En effet, ce qui s'est déroulé à New York, qui suivait ce qui s'était déroulé au Proche-Orient, dans les Andes ou en Chine, est important en ce que cela a donné une forme à une société planétaire globale. L'introduction à cette série d'entretiens, outre la présentation de leur motivation et de leur objectif, présente le contexte global, revient brièvement sur les années vingt à quarante du XXIe siècle, et expose comment la décomposition progressive du monde ancien a mené à diverses explosions de violence, et à la mise en place de la Commune.
Les différentes personnes interviewées étant intéressé.e.s et actifves dans des domaines variés, sont abordés des thèmes aussi divers que la lutte armée dans les Rocheuses au moment de l'insurrection, la restauration écologique, la question du genre, et de la gestation, ou la reprise de l'exploration spatiale. Dans tous les cas, toutefois, le souvenir et les séquelles du traumatisme majeur qu'a représenté un changement complet de paradigme à l'échelle mondiale sont bien présents, comme la façon dont leur soin s'est lentement mis en place.
La forme de ce roman étonnant est originale, et très appropriée à son objet. En effet, les autrices ont fait un travail remarquable de recherche d'alternatives à notre mode actuel de fonctionnement au plan politique, et plus largement civilisationnel, puisque la famille, le travail salarié et l'argent ont disparu du monde en même temps que les Etats-nations. C'est l'une des caractéristiques les plus fascinantes de la science-fiction que de pouvoir nous faire réfléchir sur notre présent, et nous proposer des futurs alternatifs au moins imaginables, voire désirables. En ce sens, cette histoire éclatée est remarquablement représentative du genre.
Les autrices se gardent bien de faire l'impasse sur la violence de la transition, et les luttes désespérées des forces étatiques - police, armée - qui dans certains cas n'ont pas hésité à faire usage de l'arme nucléaire. Toustes leurs personnages sont cassé.e.s, toustes sont en deuil, sauf peut-être l'interviewée née dans le nouveau monde. C'est sensible pour le lecteur ou la lectrice, même quand on ne les voit pas agir "en direct" puisque la forme du récit est un retour vers des évènements passés.
Celleux qui auraient lu Nos futurs reconnaîtront dans Tout pour tout le monde une idée comparable, puisqu'y sont traités, sous une forme différente, certains des Objectifs du Développement Durable fixés en 2015. Ce qui m'a particulièrement intéressée dans ce roman, c'est d'une part qu'il évoque la transition elle-même, magnifiquement représentée dans la superbe couverture de Xavier Collette, et d'autre part qu'il mentionne le péril de la création d'un "mythe national" : il faut certes fixer l'histoire, pour ne pas oublier, mais c'est au risque de la figer de façon monolithique.
Certes, la lecture est par moment exigeante, que ce soit en raison du thème de "l'interview" ou de la forme même, qui implique que l'on ne voit que brièvement chaque intervenant.e, ce qui est par moment frustrant en nous empêchant de nous attacher véritablement à un.e ou des personnages, et qui parfois prend presque une tournure d'essai, ce qu'il est supposé être, après tout ! Pour celleux toutefois qui persisteraient, c'est un roman important, qui mérite largement de faire date.