Le Seigneur des Marches a envoyé son archiviste à Roche-Etoile pour documenter les derniers jours de la cité, dont tous les habitants ont été empoisonnés sept ans plus tôt, quand toutes les sources et tous les puits ont été souillés. L'eau du lac qui entoure la ville est toujours noire, d'ailleurs, et a priori mortelle. Avant même son arrivée, l'archiviste fait une rencontre effrayante : une licorne noire, dont le forgeron rencontré en ville lui dit que personne ne l'avait vue depuis des années, depuis le départ de Vanor.
D'autres rencontres vont étonner l'archiviste, qui croyait la ville totalement déserte : un mendiant fou à côté d'une source semblant étonnamment pure, et surtout la jeune dame à qui appartient le cheval que ferrait le forgeron. Celle-ci est une chevaleresse déterminée à découvrir l'origine de la malédiction, et à la lever, pour redonner vie à Roche-Etoile, la ville sainte de la reine pâle, la déesse sans visage en qui elle croit. C'est grâce à elle que l'archiviste mettra la main sur la chronique rédigée par les princes de la cité, qui raconte ce qui s'est passé.
Difficile de parler de ce roman à tiroirs sans trop en dire, les révélations s'enchaînent à un rythme lent, mais à peu près constant. Il y a toutefois des ruptures déroutantes, des moments où l'histoire semble finir avant de recommencer après un changement de temporalité ou de point de vue, et cela pourrait être mieux géré. Ce qui demeure inchangé d'un bout à l'autre de l'histoire, c'est le style, recherché tout en étant lisible, servi par le français admirable de l'une de ces êtres trop rares de nos jours à maîtriser le passé simple et sa différence avec l'imparfait. L'écriture précise crée une ambiance gothique, lourde, tendue à souhait, où l'on s'attend sans cesse à la découverte de monstres. Et le fait est que l'autrice s'entend à créer des êtres hors du commun, avec ou sans âme, comme on le voit sur la voie royale.
L'absence de noms des personnages, réduits à leur fonction ou à leur activité principale, à la notable exception de Vanor, est justifiée par la menace des démons, et le destin du roi fou démontre le danger. L'idée de la déesse sans visage est néanmoins très intéressante, et les particularités de Vanor sont expliquées de façon crédible. Toutefois, l'anonymat des autres protagonistes leur enlève de l'épaisseur, et ils semblent parfois aussi diaphanes que la cité en question. Celle-ci, superbe si l'on en croit la couverture de Xavier Collette et les illustrations intérieures réalisées par Anouck Faure, semble avoir toujours été vide : on ne parvient pas à imaginer des crottes de chien ou des empreintes poisseuses de mains d'enfants sur ces colonnes hiératiques. Née, d'après la légende, d'une météorite qui se serait fondue à la croute terrestre avant de surgir à la surface, Roche-Etoile n'est pas de ce monde ; à la limite des territoires hantés par les démons, qu'en est-il de ses habitants ?
On pourrait lire ce roman comme une méditation sur le pouvoir du verbe, voire sur la création littéraire, où la déesse sans visage serait comme l'origine de tous les personnages possibles, qui lui donneraient à tour de rôle une face et une voix. Pour qui n'est pas disposé à se poser ces questions, passé le premier quart du volume, au narrateur falot, l'intérêt croît avec le développement de l'intrigue, et on ne boudera pas son plaisir. Il s'agit là d'un premier roman qui n'est certes pas exempt de défaut, mais qui est néanmoins original et réussi, signalant son autrice comme une voix singulière, dont pour ma part je ne manquerai pas de suivre la production.