Les Chroniques de l'Imaginaire

Beowulf - Tolkien, J.R.R.

L'influence de la littérature médiévale anglaise (en général) et de Beowulf (en particulier) sur l'œuvre de J.R.R. Tolkien n'est plus à démontrer. Les références au poème épique vieil-anglais dans ses romans sont régulières, qu'il s'agisse du Seigneur des anneaux où l'arrivée d'Aragorn et de ses compagnons au palais du roi Théoden est calquée sur celle de Beowulf à Heorot, ou même du Hobbit dans lequel le dragon Smaug, avec ses ailes et son feu dévastateur, est le descendant direct du dernier adversaire du héros gaut. Au-delà de la Terre du Milieu, le rôle de Tolkien dans l'étude de Beowulf ne peut être sous-estimé : sa conférence de 1936 « Les Monstres et les Critiques » constitue une petite révolution en considérant les mérites artistiques du poème plutôt que son intérêt en tant que simple document historique.

Tolkien enseigna le vieil anglais à l'université d'Oxford pendant deux décennies, de 1925 à 1945. Durant cette période, Beowulf était l'une des œuvres au programme de la licence d'anglais, avec des exercices de traduction depuis l'original dans l'examen final. Ses notes pour les cours qu'il a donnés à ce sujet constituent des documents précieux pour appréhender sa perception du poème, dont il a également produit une traduction en anglais moderne vers 1926. Ce sont ces écrits que son fils et exécuteur littéraire Christopher a rassemblés dans ce livre judicieusement sous-titré « Traduction et commentaire ».

La première partie du livre (p. 29 à 125) présente la traduction de Beowulf. C'est une traduction en prose, mais elle s'efforce de préserver une partie de la musicalité des vers d'origine tout en restant dans une langue relativement claire et accessible, quoique archaïsante par endroits. Ces deux aspects sont bien conservés dans la traduction de cette traduction réalisée par Christine Laferrière. On pourra néanmoins regretter sa mise en page un peu rebutante : le texte ne reprend pas le découpage en sections du poème original et ne lui en substitue aucun autre, ce qui donne un bloc massif potentiellement intimidant.

La majeure partie du livre (p. 151 à 375) est consacrée au commentaire de Tolkien. Il se présente sous la forme de notes en lien avec des passages précis de Beowulf. Certaines sont très courtes, tandis que d'autres s'étendent sur plusieurs pages. Elles portent sur des points de vocabulaire spécifiques, l'interprétation de phrases particulièrement obscures, le propos même du récit ou l'éclairage qu'il peut fournir sur la société et la mentalité anglo-saxonnes. Tolkien a des opinions souvent très tranchées et il les exprime de manière assurée. Pour qui s'intéresse à la littérature médiévale, c'est une lecture passionnante, du moment que l'on garde à l'esprit que ces notes remontent à de nombreuses décennies et qu'elles s'inscrivent parfois en porte-à-faux avec le consensus universitaire actuel, comme pour ce qui est de l'épineuse question de la date de composition du poème.

En revanche, si ces questions philologiques vous laissent de marbre, vous voudrez peut-être sauter directement aux appendices (que serait un livre de Tolkien sans appendices ?). Christopher Tolkien nous y offre deux friandises absolument délectables, qui valent presque à elles seules le coût du livre. La première, Sellic Spell, est une expérience intellectuelle : son père y imagine une version de Beowulf débarrassée de tout son bagage historique et culturel pour être réduite à sa plus simple expression, celle d'un conte de fées dont le héros se bat contre des monstres. C'est un petit récit absolument charmant, du même niveau qu'un Fermier Gilles de Ham ou qu'un Roverandom. L'autre est une version de Beowulf en vers allitératifs, un « Lai de Beowulf » qui illustre bien la maîtrise parfaite de cette forme poétique par Tolkien et n'a lui non plus pas à rougir face aux Lais du Beleriand.

Ce livre est un bien étrange objet. Je suis ravi qu'il existe, mais je le regrette aussi, car il ne me semble pas être une bonne porte d'entrée pour découvrir Beowulf. Le travail éditorial de Christopher Tolkien est réduit à la portion congrue et il semble s'être attendu à ce que le livre soit lu par des gens déjà familiers du poème et de l'œuvre de son père. Autant la seconde n'a plus besoin d'être présentée, autant le premier n'est pas forcément connu de tous, surtout dans le monde francophone. Pour une première approche du poème, il vaut peut-être mieux se tourner vers la traduction d'André Crépin au Livre de Poche ou celle de Wilfrid Rotgé récemment parue aux presses universitaires de la Sorbonne, toutes les deux nettement plus accessibles, quitte à revenir ensuite à celle de Tolkien pour mieux en apprécier la saveur.