Les Chroniques de l'Imaginaire

La Grande Verdure - Heder, Lucie

Après "les événements", quelques gentes, dont faisait partie Lierre Hélix, se sont regroupées dans un complexe d'habitation végétalisé, nommé la Grande Verdure, et y vivent depuis. Elles ont créé des serres de plantes vivrières et d'agrément, ont mis en place des systèmes de filtration d'eau, se sont réparties en sous-groupes portant des noms de végétaux (Cactus, Consoude, Lierre...) et ont élaboré un système complexe de communication entre elles, où les émotions sont représentées par des fleurs. Elles ont réussi de cette façon à se protéger des inondations, des pluies torrentielles alternant avec des épisodes de sécheresse et de "vendur" qui soulève la poussière et tout ce qu'elle peut transporter avec elle.

Mais Hélix ne supporte plus cette vie où elle ne trouve plus sa place, où elle se sent étouffée dans un carcan qui ne lui semble pas laisser de place à ses émotions. De plus, l'alliance entre la grande verdure et Survitech, qui lui fournit des drones, nommés "têtards", destinés à prévenir de l'attaque éventuelle de dangereuses bandes animales ou humaines, la heurte profondément. Aussi s'en va-t'elle, et un jour elle rencontre Sable. Cette dernière connaissait l'existence de la Grande Verdure, mais s'est organisée toute seule, entre sol et ciel, de façon totalement différente, par exemple en végétalisant d'anciennes impasses et en franchissant grâce à des supports légers et amovibles l'espace entre les bâtiments. Sable a aussi une façon totalement différente de ressentir et d'exprimer ses émotions.

Ce roman de moins de deux cents pages est infiniment plus riche que son format pourrait le laisser penser. Il se déroule quelques années après un effondrement non précisé, à un moment où les conditions météorologiques, et sanitaires en général, se sont beaucoup dégradées, et où le nombre d'humain.es a apparemment chuté drastiquement. Le voile qui est jeté sur les événements eux-mêmes et les réactions immédiates des personnages me semble plausible psychologiquement, et justifié en ce que leur description ne servirait l'histoire en rien. Ce que l'autrice donne à voir, par petites touches, ce sont les traces laissées dans chacun.e.

On voit donc une communauté qui veut tout faire comme on ne faisait pas avant, où la communication doit être codifiée au point que les émotions ne peuvent être exprimées entre les gentes que sous la forme de fleurs, et non directement, par la parole. Plus avant dans l'histoire, on découvrira une autre forme d'organisation, avec des personnes qui, à l'inverse, font tout ce qu'elles peuvent pour vivre "comme avant". Dans les deux cas, c'est une conjonction d'éléments insatisfaits à l'intérieur et d'éléments extérieurs qui fera bouger les lignes. L'autrice montre finement combien ces deux positions, d'une certaine façon, se rejoignent en maintenant un cadre de référence périmé.

Cela m'a paru, là aussi, pertinent, et j'ai trouvé remarquablement mise en récit l'importance de la figure du rebelle, comme la description de son parcours entre fuite, tentation de la violence, et recherche d'une solution qui ne soit pas un retour au statu quo ante tout en maintenant la porte ouverte à un vivre ensemble différent. La figure de Sable offre encore une autre dimension, par une qualité de communication basée sur le toucher, ce sens si terriblement délaissé dans la société où nous vivons présentement. Elle donne aussi à voir la nécessité de prendre en contact des individus que nous considérons à l'heure actuelle comme inadaptés, sinon malades. Enfin, toute la thématique autour des émotions, la façon dont nous les ressentons, dont nous les exprimons, et comment nous sommes capables - ou pas - d'entendre ce qu'elles donnent à vivre aux autres, est assez rarement traitée pour que ce roman apporte une bouffée d'oxygène.

Le style de Lucie Heder est riche et personnel, frôlant par moment le fantastique, où l'on ne sait plus trop ce qui existe matériellement ou pas, mais c'est très adapté au vécu du personnage et ne porte pas tort à la linéarité du récit. Il y a des idées et des images originales, dont je me souviendrai sans doute longtemps (les "bulles marron", par exemple !). Le rythme est bon, en ce qu'on ne s'ennuie jamais et que les pages se tournent toutes seules, sans avoir jamais l'impression d'être bousculé d'une scène d'action à une autre. Les personnages sont vus du point de vue de Lierre Hélix, ce qui justifie que certains soient plus caractérisés que d'autres, mais leur variété est suffisante pour la représentation des sociétés auxquelles ils appartiennent.

En somme, une autrice que je ne connaissais pas, et dont je retiendrai le nom, et un roman qui portera à réfléchir toustes celleux qui le liront.