Dès le moment où Nakshar se posera, Ahilya veut être prête à commencer son expédition archéologique dans la jungle. Elle est sûre que cette dernière contient des éléments de réponse quant à l'existence des rages de terre qui mettent la survie de tous en péril. Elle a demandé ces autorisations de sortie à chaque atterrissage de la cité, mais elle a toujours plus de difficulté à les obtenir. Pourtant, cette fois est particulière, car l'éléphant-yaksha auquel elle a fixé un traceur lors de l'une de ses sorties précédentes est tout proche. Elle ne veut pas manquer cette occasion de relever les données incluses dans l'appareil.
Iravan, le mari d'Ahilya, a d'autres projets : bien sûr, il n'a plus repris contact avec son épouse depuis leur dernière dispute, mais à présent que l'ashram est posé il pourra la convaincre d'abandonner ses recherches stériles. Confronté au refus d'Ahilya de renoncer à son expédition, il décide de l'accompagner. Toutefois, alors que les deux époux et le jeune Oam sont à pied d'oeuvre tout près de l'éléphant-yaksha, une rage de terre commence abruptement, mettant leurs vies en danger. Non sans peine, Iravan réussit à ramener Ahilya et lui-même à Nakshar, mais Oam est perdu et chute dans la jungle.
Non seulement Iravan est blessé, mais il est confronté à la méfiance des autres conseillers de l'ashram, qui le soupçonnent d'être dans un état pré-extatique. Or un maître-architecte en extase doit être excisé, car il est un danger pour l'ashram et tous ceux qui l'habitent. Tout est fait pour éviter cet état, et les règles ligotent les architectes, au premier rang desquelles figure l'importance des liens matériels. Or, Iravan et Ahilya n'ont pas d'enfant, ce qui peut sembler un signal d'alerte quant à une éventuelle faiblesse de ces liens. Mais tous deux ne sont pas un couple ordinaire : même si Ahilya n'est pas capable de trajecter, ce qui en fait une citoyenne de seconde zone dans leur société, elle est aussi passionnée par la profession qu'elle s'est choisie que lui l'est par la sienne, et son caractère est aussi fort, voire intransigeant, que le sien. Il pensait que c'était ce dont il avait besoin, mais à présent il n'en est plus aussi sûr.
La richesse de l'univers créé par l'autrice se reflète dans le vocabulaire très spécialisé qui décrit les concepts qui sous-tendent cet univers (le glossaire de fin de volume est à cet égard très bienvenu !) : tout repose sur les capacités des "architectes", ces humains capables de "trajecter", c'est-à-dire de plier à leur volonté la conscience des plantes. C'est grâce à eux qu'existent les cités végétales volantes qui permettent à l'humanité de survivre aux cataclysmiques tempêtes de poussière qui ravagent la superficie de la planète. Mais le prix en est lourd, tant pour eux, en responsabilités écrasantes, que pour les citoyens ordinaires, qui n'ont pas de voix au Conseil qui dirige les cités. Ceux-ci sont représentés dans le roman par Ahilya, même si elle est un cas particulier en ce qu'elle déteste depuis toujours la domination des architectes.
Nous avons donc ici un roman qui mêle harmonieusement la SF climatique et la fantasy, mâtinée d'un soupçon de steampunk avec la technologie solariste, saupoudré d'une histoire sentimentale à rebondissements, le tout sur fond de culture indienne. C'est très original, avec cette omniprésence du végétal, qui a une conscience, qui manifeste les émotions des humains présents, qui est la colonne vertébrale même de la ville, le rudra étant comme une représentation volante de l'Yggdrasil d'une tout autre culture. L'action est incessante, avec des retournements de situation inattendus quasiment à chaque chapitre. Le point de vue alterne entre Ahilya et Iravan, ce qui permet au lecteur de comprendre combien la communication, plus souvent par son absence, est au coeur de l'intrigue. Outre les deux protagonistes principaux, le roman comporte une galerie variée de personnages secondaires crédibles, qu'il s'agisse de Tariya, la soeur si différente d'Ahilya, de Dhruv, de Naila ou de Bharavi.
La forme intrigante de magie, si l'on peut désigner la trajection sous ce terme, est toutefois, avec la richesse de l'univers et ses références à une culture encore peu présente dans les genres de l'imaginaire, la grande force de ce roman. Même si les disputes conjugales à répétition peuvent lasser par moments, ce n'est à mon avis qu'un très léger bémol qui pour ma part ne m'empêche pas d'attendre déjà avec impatience la sortie de la traduction française des tomes suivants, dont le troisième et dernier vient d'être publié en version originale.