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Babel - Kuang, R.F.

Mots clés : chronique avis livre fantasy traduction trahison colonialisme opium magie uchronie

En 1830, Robin Swift a tout perdu, et ne peut qu'accepter le contrat que lui propose Richard Lovell de partir avec lui en Angleterre où il deviendra son pupille. Au cours des années suivantes, il apprend tout ce qui lui est imposé, et peut ainsi intégrer en tant que futur traducteur l'Institut Royal de Traduction, sis à Oxford, et plus familièrement désigné sous le nom de Babel. La même année que lui commencent trois autres étudiants avec qui il va passer tout son temps, du fait qu'ils suivent les mêmes cours, et ont les mêmes devoirs à fournir.

D'ailleurs il cohabite avec Ramiz Rafi Mirza, né à Calcutta où vit sa famille, et tous deux font dès le premier jour de cours la connaissance de deux jeunes femmes membres également de leur "cohorte". La noire Victoire Desgraves est née à Haïti cependant que la blanche Letitia Price, Letty, est une Anglaise, la seule de la cohorte en rupture avec son père amiral. Toutes deux se sont battues pour arriver à Babel, qui est la seule partie de l'université où elles pouvaient entrer, en tant que jeunes filles. Si tous quatre ont à faire face aux interdictions et contraintes imposées par l'institution et les membres des autres facultés, Letty est la seule à ne pas être en butte au racisme constant.

C'est un étudiant plus âgé, Anthony Ribben, qui leur fait visiter les six premiers niveaux de la tour, composée de sept étages, mais un professeur s'est réservé le dernier, où se pratique l'argentogravure. Cette technomagie consiste à graver des mots provenant de langues différentes afin de produire un effet sur la matière par la tension même occasionnée par leurs écarts de sens. C'est d'ailleurs pourquoi trois des jeunes gens sont présents : les langues européennes ayant été beaucoup exploitées, il s'avère que les appariements avec des langues plus lointaines fonctionnent mieux. L'enjeu est de taille car les barres d'argent gravées servent à tout : purifier l'eau, faire avancer les navires, les trains et autres moyens de transport, éclairer les rues, etc. Elles sont le support sur lequel repose l'empire britannique.

La rencontre de Robin avec Griffin Harley, son demi-frère aîné, dans des circonstances dramatiques, lui ouvre les yeux à la fois sur les conséquences de l'origine de l'argent, produit du travail forcé dans les mines d'Amérique du Sud, et de la colonisation, dont il est lui-même un exemple puisque ses capacités et talents serviront à accroître la puissance de l'Angleterre qui cherche à toute force à imposer l'opium en Chine afin de rééquilibrer sa balance commerciale, qui jusque là penchait lourdement en faveur des Chinois. Il décide d'aider Hermès, l'organisation clandestine à laquelle appartient Griffin, à voler de l'argent et des documents à Babel, sans en parler à ses camarades.

Ce gros roman multi-primé est riche de points intéressants, au premier rang desquels l'argentogravure. Certes, on peut dire que c'est une métaphore des énergies fossiles, mais l'utilisation que fait l'autrice de la magie des mots est puissante et originale dans ce contexte. De façon générale, l'Histoire que nous connaissons et celle qui se déploie dans le passé et le présent du roman sont proches. De ce fait, il s'agit à peine d'une uchronie. Par ailleurs, les passages sur la traduction et les liens entre les langues sont passionnants à lire, même si dire que la langue anglaise "résistera encore un peu aux incursions du français" me semble plus que douteux quand on sait que l'anglais est pour un tiers fondé sur le français.

La construction est habile, avec ce changement progressif d'atmosphère, représenté par la vision qu'ont les jeunes gens de la tour et de la ville, du rêve au cauchemar, et de l'innocence au chaos et au meurtre. Certains passages sont longuets, notamment les notes de bas de page, ou les développements sur les modalités et les effets du colonialisme, mais peut-être ne m'ont-ils paru tels que parce que je ne suis pas moi-même concernée au premier chef par le sujet. D'ailleurs, la vision des langues comme ressources à protéger m'a paru assez typique de notre temps où il s'agit de répertorier ce qui revient à chaque peuple afin d'éviter l'appropriation culturelle. C'est une intention louable, et sans doute nécessaire afin de sortir véritablement du colonialisme, mais ce serait dommage que cela mène à une plus grande parcellisation de notre monde déjà divisé.

Les personnages sont individuellement complexes, mais j'ai été gênée par le manichéisme général, qui voit tous les personnages négatifs - dont certains carrément odieux, comme Lovell ou Playfair - être masculins, anglais, et/ou blancs en général. L'exception du professeur Craft serait plus marquante s'il ne s'agissait pas d'une femme. La leçon, assenée sans finesse excessive, de "Opprimé.es de la Terre, unissez-vous !" m'a agacée sur la forme.

En somme, mon avis est en demi-teinte, mais c'est une preuve supplémentaire de l'intérêt de ce roman, qui ouvre à la réflexion tout en étant une bonne uchronie dans une ambiance fantasy.

Ce roman a obtenu le Prix Locus du meilleur roman de fantasy, le British Book Award et le Prix Nebula en 2023.

Editeur : De Saxus
Collection : PAL
Année de publication : 2025
Maison d'édition d'origine : De Saxus
Année de 1e publication VO : 2022
Année de 1e publication VF : 2023
Nombre de pages : 784
Langue originale : Anglais (USA)
Traducteur : Pagel, Michel
Illustrateur : Delort, Nicolas
ISBN 13 : 978-2-38565-071-1
ISBN 10 / ASIN : 2385650711
Prix : 9,80
Devise : €
Autre format disponible : EPUB
Illustration principale

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