Les termes Tchouang Tseu (Zhuangzi) désignent à la fois une personne, l'un des philosophes à l'origine du taoïsme, qui a vécu grosso modo au IVe siècle avant notre ère, et son oeuvre. Dans ce dernier cas, on fera précéder le nom d'un article. L'auteur de ce remarquable essai a souhaité souligner la particularité de Tchouang Tseu dans la pensée chinoise en montrant, par l'étude d'exemples précis pris dans son oeuvre, en quoi il est différent de ses contemporains et prédécesseurs.
On verra d'abord le travail d'un boucher qui découpe un boeuf en passant "par les interstices", sous les yeux émerveillés du souverain : il s'agit ici de représenter combien l'engagement de tout l'être dans l'oeuvre de la main nourrit l'entièreté de la personne, "nourrit sa vie", selon l'expression chinoise. L'originalité tient ici en ce que cette habileté donne à deux hommes aux antipodes de l'échelle sociale l'occasion de partager une compréhension de ce que peut être une vie pleinement vécue, sans que leurs situations respectives soient en rien modifiées par cette rencontre, contrairement à d'autres récits "édifiants" de la tradition chinoise.
Les apparitions animales dans l'oeuvre montrent l'exploitation qui en est faite, que ce soit pour la divination ou dans le cadre d'une domestication forcée, mais le but du philosophe est de montrer combien tout gouvernement, assimilé à la domestication, est une violence faite à l'être humain, né pour vivre "comme un poisson dans l'onde", en compagnie de ses semblables sans même s'en apercevoir, mais condamné à essayer de survivre "comme des poissons sur la terre" qui se bavent dessus pour rester en vie. Il ne s'agit pas de disserter sur quel gouvernement est meilleur qu'un autre, mais de réaliser que le fait même d'être gouverné tord, dénature, l'être humain, d'une façon ou d'une autre.
La différence entre les "sages" tels que les présente le Tchouang Tseu et l'image que l'on s'en fait habituellement tient notamment à leur façon particulière d'envisager le mourir et la mort. Il s'agit de considérer celle-ci, et le processus qui y conduit, comme une chose naturelle, comme une expérience de vie à éprouver le plus pleinement possible. De ce fait également, on peut envier un ami philosophe décédé, alors qu'on est "condamné" à rester en vie encore un moment. Ce qui est puissamment original là-dedans, c'est que les autres penseurs de ce temps fuyaient comme la peste le sujet de la mort, pour se consacrer à tous les détails des rites funéraires et du deuil en général.
Enfin, Romain Graziani montre la façon singulière, paradoxale, dont Tchouang Tseu parle du Tao, de sa nature, et de ceux qui peuvent le suivre. Il s'agit d'abdiquer partiellement sa conscience de soi, en ce qu'elle nous porterait à nous concentrer sur les événements de la vie quotidienne et matérielle, pour suivre la "voie du ciel" et vivre tout ce que la vie nous présente pleinement mais sans nous y attacher de façon excessive.
Tout cela est passionnant et enrichissant, en donnant à découvrir une pensée très étrangère, complexe et riche en paradoxes. Les rapprochements avec Montaigne sont bienvenus, en ce qu'ils nous rapprochent un peu d'un univers qui sans cela nous serait peut-être inabordable. Il n'empêche que c'est une lecture ardue, à réserver aux amoureux de la Chine et aux lecteurs et lectrices féru.e.s par ailleurs de philosophie et de métaphysique, d'autant que le style de l'auteur et son vocabulaire sont soutenus, et exigent une attention qui le soit également.
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