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Danser au bord du monde - Le Guin, Ursula K.

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Le sous-titre de cet ouvrage, Mots, femmes, territoires, donne une assez bonne idée de ce que l'on y trouvera, sachant qu'il regroupe trente-quatre textes parus, une ou plusieurs fois, entre 1976 et 1988. Une liste en fin d'ouvrage indique, à côté de chaque titre, le thème général : littérature, féminisme, société, voyage. Comme ç'avait déjà été le cas dans Le langage de la nuit, les fans de l'autrice seront heureux de revisiter son oeuvre sous l'angle de la réflexion qu'elle-même y porte. Ainsi, L'identité de genre est-elle une nécessité ? qui revient sur La main gauche de la nuit, on en sait plus sur l'adaptation en téléfilm de L'autre côté du rêve, et on voit Le Guin répondre à la question Où trouvez-vous vos idées ?, d'une part dans le texte portant ce titre, mais aussi dans Réciprocité de la prose et de la poésie, qui sert à rappeler que celle que nous connaissons surtout en France comme écrivaine de science-fiction et de fantasy était aussi, et peut-être surtout, une poétesse. Les rapports entre auteur et critique (ou chroniqueur, je suppose...) sont abordés dans Un bon auteur est un auteur... et l'importance des lecteurs et lectrices, participant.es et propagateurs/trices du roman est soulignée dans Perspectives pour les femmes en littérature.

Certains textes parlent d'éléments proprement féminins : la ménopause, dans La vieille dame et l'espace, l'avortement dans Conséquences morales et éthiques du contrôle des naissances ou La princesse, et combien la production littéraire et la parentalité semblent ne s'opposer que pour les femmes, si l'on considère le petit nombre d'écrivaines reconnues à avoir été mères par ailleurs, dans La fille de la pêcheuse, mais aussi dans Theodora.

Dans certains autres, elle rappelle combien nous vivons et produisons dans un monde conçu pour et par les hommes, depuis la préhistoire. En effet, si l'homme est devenu tel par la fiction, selon la théorie exposée notamment par Yuval Noah Harari, par la capacité de parler de choses qui n'étaient pas là, on peut bien croire que les récits qui se sont transmis étaient ceux, héroïques, de la chasse au gibier dangereux, car, comme le dit drôlement Le Guin dans Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse : "Pas facile de captiver l'auditoire en racontant comment j'ai arraché de haute lutte un grain de folle avoine à sa balle, puis un autre, un autre, et encore un autre, et ainsi de suite, puis comment j'ai gratté mes piqûres de moustique, après quoi Oul a fait une blague, puis on est tous allés au ruisseau pour boire et observer les tritons, et là j'ai trouvé un nouveau champ d'avoine... Non, décidément, rien de tel que de décrire mon grand coup de lance dans le titanesque flanc velu de la bête [...] Ce récit ne comporte pas seulement de l'Action, mais aussi un Héros. C'est puissant, un Héros. En un clin d'oeil les hommes et les femmes du champ d'avoine ainsi que leurs enfants, l'art de l'artisan, les pensées des penseurs et les chants des chanteurs se retrouvent embringués, entraînés de force dans le récit du héros et mis à son service. Mais ce n'est pas leur récit à eux. C'est le sien."

Elle évoque à plusieurs reprises cette dichotomie entre le monde des femmes et celui des hommes, notamment lors de ses discours pour des remises de diplômes, ou dans Le Conflit. Le texte Femme / Nature sauvage montre combien est masculine, à la base, la distinction entre l'humain et "la nature" désignée par un terme univoque, et non évoquée selon ses composants multiples et variés (le chêne du champ d'à côté, une fourmi, le renard qui a traversé la route devant moi, cette baleine qui est venue s'échouer la semaine dernière...), qui de fait oppose "le civilisé" (l'homme, maître et mesure de la création) et "le sauvage", dont la femme se trouve de fait faire partie.

C'est un autre thème important de ce recueil qui montre l'autrice consciente de la responsabilité des humains envers la planète. Je dois dire que lire dans Compartiment 9, voiture 1430, daté de 1985 : "L'avion ne représente pas l'avenir du transport de passagers. L'époque du gaspillage aveugle est définitivement révolue dans ce pays ; loin d'être progressiste, tout effort pour la prolonger est profondément réactionnaire. C'est l'avion et sa formidable inefficacité en tant que transport de passagers rentable qui est anachronique. Il est dépassé." m'a laissée hésitante entre l'admiration pour la vision à long terme, et le regret, que personne au pouvoir aux USA ne semble avoir écouté ce que Le Guin avait à dire. Sa voix de femme écrivaine engagée résonne aussi dans A qui le Tour ?, qui aborde le mode de censure larvée qui voit des livres exclus des "listes" scolaires, dans Faire face qui parle des dystopies comme d'un symptôme de notre incapacité à affronter le présent, mais aussi dans La faim, sur ce qui a fondé les cités et les maintient ou dans Second rapport de l'étranger naufragé, adressé au Kadhan de Derb, qui met en scène la distance entre les élus et le peuple, les gens qu'ils sont supposés représenter.

Enfin, Le Guin n'oublie jamais que la société dans laquelle elle a grandi en a violemment remplacé d'autres, dont les traces sont pourtant partout visibles dans les noms. C'est une petite musique obsédante qu'elle nous donne à écouter dans ces récits de voyage apparents que sont Noms de lieux et Le long de la rivière Platte, mais aussi, d'autre façon, dans Theodora, la mère de l'autrice, qui a écrit l'histoire d'Ishi, le dernier de son peuple.

En somme, ce recueil donne une bonne idée de celle qui l'a produit : il est original, plein d'un humour souvent féroce, d'une audace à la fois tendre et très ferme. Toutes les femmes devraient pouvoir s'y reconnaître à leur meilleur, quel que soit leur âge, et les hommes de bonne volonté ne s'en sentiront pas exclus pour autant. Je le recommande donc à tous ceux et toutes celles qui n'auraient pas encore eu le plaisir de lire cette grande dame des lettres américaines, et bien sûr à tous.tes ses fans.

Editeur : Editions de l'éclat
Lien présentation éditeur : https://www.lyber-eclat.net/livres/danser-au-bord-du-monde/
Année de publication : 2020
Nombre de pages : 288
Langue originale : Anglais (USA)
Traducteur : Collon, Hélène
ISBN 13 : 978-2-84162-451-5
ISBN 10 / ASIN : 284162451X
Prix : 22
Devise : €
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